Comment un
méridional a pu rencontrer une Bretonne alors que quelque mille kilomètres les
séparaient ?
II a fallu les évènements liés à la défaite de Juin 1940 pour que Jean rencontre Yvonne dans l’Ariège à
Labastide-sur-l’Hers. La famille Le Bonhomme fuyant les bombardements de Tours
avait eu la chance de retrouver le 241ème régiment Breton commandé par Robert
Le Bonhomme, père d’Yvonne et avait suivi sa retraite jusqu’aux portes de
l’Espagne à Pamiers. La famille, hébergée par un des militaires du régiment, se
retrouva à 50 mètres de la maison des Daynié où était hébergée la famille
Deramond qui elle avait quitté Nice à la déclaration de guerre de l’Italie.
C’est le
soir de son arrivée qu’Yvonne, invitée par son Père, vint offrir une cigarette
Belge que le régiment avait reçue en dotation abondante, aux jeunes gens du
pays qui flânaient, à la ‘fraiche’ sur la pelouse près du monument aux morts.
Jean ne fumait pas, mais il fut impressionné par cette menue jeune fille blonde
à l’air timide et réservé. C’était le début d’une aventure qui dure depuis 65
ans. Tous deux avaient seize ans.
Yvonne a du
mal à comprendre ce jeune homme qu’elle retrouve dans ses pas à tout bout de
champ, le soir quand elle va promener et coucher le chien, un cocker golden,
dans la voiture, lors d’une promenade vers Foncirgue avec une camarade (c’est
Maman Bonhomme qui a vendu la mèche)…) Elle accepte cependant un rendez-vous
derrière le passage à niveau à la sortie du village pour une promenade dans les
collines mais refuse vertement d’un‘ « je sauterai bien toute seule »
resté célèbre, la main tendue pour sauter un fossé.
Il y avait
bien Carmen la jeune voisine type espagnol assez incendiaire à qui Jean donnait
des leçons de mathématiques mais déjà le soir, tenu en éveil par les sueurs
abondantes, il devait faire sa primo, du petit cousin dont je partageais le
lit, je pensais. Je pensais à Yvonne dont je devinais combien il serait doux de
partager la couche sans autre arrière-pensée.
L’armistice
signé, Nice provisoirement protégée de l’occupation Italienne, la famille
Deramond réintégra le domicile alors que la famille Le Bonhomme suivant les
aléas de l’armée d’armistice fût ballottée de Lieurac à Pamiers puis à Briançon
ou Papa Le Bonhomme prit le commandement d’un camp de réfugiés républicains
espagnols. La correspondance au début fut très épisodique, mais une première
photo échangée devint l’image devant laquelle on rêvait. D’autres photos
suivirent de Briançon apportant trouble et réconfort. Réconfort car l’aventure se
poursuivait, trouble parce que, apparemment, Yvonne semblait avoir une vie
confortable et insouciante sans comparaison à la vie d’austérité et de
privation que nous connaissions à Nice. Il semblait y avoir un fossé entre nos
deux vie et pourtant l’espoir persistait plus fort que tout.
Cet espoir devait être soumis dans les années suivantes à bien d’autres
épreuves.
En matière
de correspondance la seule possibilité offerte par l’armée d’occupation
Allemande était la carte inter-zone pré-imprimée ouvrant la possibilité à
l’échange de 5 mots. C’était un peu court pour exprimer ses sentiments mais
c’était le fil tenu qui sauvegarda notre aventure.
Les échanges
s’améliorèrent un peu lorsque les cartes inter-zone devinrent de véritables
cartes postales permettant d’écrire sur la totalité d’une face. Nous arrivions
alors à passer plus de six cents mots par carte.
Le moral,
l’espoir allaient au rythme de la fréquence et de l’acheminement du courrier.
L’échange de
correspondance amena à prendre conscience que la situation de totale séparation
ne pouvait pas s’éterniser. Ayant reçu, à Labastide une offre d’hospitalité
d’un sergent du régiment de Papa Le Bonhomme, j’ai conçu, au printemps 1942, le
projet un peu fou de m’inscrire à la Faculté de Médecine de Rennes. Cela me
permettait d’avoir un laissez-passer pour franchir la ligne de démarcation. On
verra par la suite que cette expatriation faillit avoir de conséquences
catastrophiques mais il faut croire que déjà un bon ange veillait sur nous et
que notre détermination pouvait renverser des montagnes. Mon long et très lent
voyage en train à travers le Massif central ne m’a laissé qu’un souvenir celui
du premier contact avec l’armée Allemande montée à bord du train en gare de St
Germain des Fossés pour un contrôle rigoureux, glacial. Brutalement on prenait
conscience que l’on était plus dans le même pays car si dans le Midi on
mourrait de faim, le leurre d’un gouvernement de Vichy omniprésent ne laissait
nullement prévoir les drames ultérieurs.
Ce brusque
basculement dans une atmosphère de tensions, de luttes et de guerre devait
accompagner notre histoire jusqu’au printemps 1945. Le 89 ter de la rue des
Bordiers à St Symphorien sur Loire, au Nord de Tours restera comme le petit
paradis où enfin nous avons pu nous dire, les yeux dans les yeux mais avec
beaucoup de retenue et de respect mutuel combien nous étions attachés l’un à
l’autre et qu’il ne nous paraissait pas possible de construire notre vie l’un
sans l’autre.
Avec le
recul, nous prenons conscience combien ces moments de retrouvailles ont été
rares durant ma scolarité à Rennes. Les liaisons Rennes Tours étaient
difficiles et surtout je n’avais que de très maigres ressources financières.
Mais ils restent, plus de soixante ans après, des moments d’une richesse
infinie car brusquement tous les échanges épistolaires tous les sentiments
exprimés se concrétisaient dans un regard, dans une caresse, dans quelques mots
échangés.
Ce sont ces
moments de grand bonheur qui permirent de faire face aux premières difficultés
nées en cette année scolaire 1942-43.
La première
et elle fût de taille, a été de prendre conscience que l’hospitalité offerte
par Monsieur Fontaine n’était peut-être pas aussi désintéressée que ça.
Heureusement, un jeune Argentin jouant de la guitare et très disponible, car ne
travaillant pas occupait avanta-geusement la place. On me fit comprendre qu’il
était peut-être bon que je trouve à me loger ailleurs. Dire que le jeune homme
de 19 ans que j’étais à bien réalisé la situation ? À coup sûr non, et je
ne garde pas le souvenir de difficultés de relogement. Une chambre au-dessus
d’un bar-débit-tabac tenu par la mère Thual près des abattoirs de Rennes me
servit de havre. Grace au ravitaillement récolté épisodiquement dans les
campagnes reculées d’Ille et Vilaine, dont une partie était expédiée à Breil,
je déjeunais le matin de deux œufs au plat. Un luxe qui me permit de gagner
quelques kilos qui m’avaient tant fait défaut dans le midi, ce qui avait
fortement handicapé ma dernière année avant le Bac.
J’avais
trouvé un petit travail à la délégation Régionale à la jeunesse dont les
bureaux dominaient la place de la mairie. Je pouvais assister sinon à
tous les cours, mais au moins aux travaux pratiques et assurer ainsi en fin
d’année la validation de mon PCB (Certificat de Physique, Chimie et Biologie).
Ce semblant
d’équilibre matériel n’arrivait pas à compenser, l’isolement, l’ambiance de
guerre avec entre autre le bombardement massif de Rennes par les américains,
400 morts, les alertes incessantes, le black-out.
Le courrier
échangé sans contrainte, cette fois, avec Tours était le fil tenu qui
permettait, jour après jour d’aller de l’avant, la tristesse dans l’âme mais la
joie au cœur.
Un séjour à Tours en fin d’année scolaire et on oublie tout. Il n’est que de
voir les photos prises à ce moment-là, au bord du Cher pour réaliser que les
amoureux, pour utiliser une image consacrée étaient seuls au monde.
L’année
scolaire 43-44 tourna au drame. Après des débuts matériels très difficiles, je
croyais avoir assuré le minimum. Les repas gratuits en assurant le service des
repas au restaurant universitaire, l’obtention d’un prêt d’honneur, un petit
travail à la bibliothèque, je pensais avoir assuré l’essentiel. Mais très
rapidement ces avantages m’ont été retirés par le Rectorat. Fin Janvier j’ai
été invité, par le Recteur lui-même à regagner mon Académie d’origine, celle
d’Aix-Marseille il prenait lui-même en compte le transfert de mon dossier.
Avant
d’aller plus avant dans cette histoire j’ai relu mes notes de cette période,
Janvier 44 Janvier 45 qui fut réellement la période noire de notre vie commune
mais aussi l’épreuve qui a donné à notre histoire une force, un vécu qui en a fait l’histoire merveilleuse d’un
amour indestructible méritant que, plus de soixante ans après, on puisse avoir
un regard attendri sur tant de bonheur et tant de difficultés à la fois.
De ce temps
qui nous a paru une éternité quelques traits, ces traits de guerre qui
assassinent.
Peu de temps avant mon départ de Rennes la secrétaire du rectorat m’avait
informé que Papa Bonhomme avait demandé des renseignements au rectorat. Quand
mon passage à Tours devint inéluctable, Vonette me fit savoir que mon passage
n’était pas souhaité par la famille. C’est donc en cachette, seule la brave
Jeanne était dans la confidence, que nous avons pu nous dire au-revoir dans une
rencontre de quelques heures entre deux trains. Entrevue qui restera pour toute
notre vie une atroce déchirure d’autant que d’autres épreuves devaient suivre.
Ce fut
l’impossibilité, pour moi, d’une réinsertion dans le cursus universitaire. Le
risque d’un départ en Allemagne pour le service du travail obligatoire auquel
ma classe était appelé (S.T.O). Six mois d’errance psychique et philosophique,
mais où la correspondance arrivait à maintenir une lueur d’espoir.
Du côté de Vonette la pression familiale, une famille convaincue que notre
engagement ne mènerait à rien. Famille qui a dû caler devant la détermination
farouche de leur fille.
Épreuve
majeure, l’isolement de la famille Deramond dans les lignes Allemandes à partir
du débarquement des troupes alliées en Provence en Août 1945.
Pendant 5
mois, nous allons être totalement coupés du reste du monde condamnés à
l’isolement : front de défense Allemand à Brouis, champs de mines vers
Breil et la majeure partie de la
population déportée en Italie. Sous le pilonnage incessant des Américains
immobilisés au Mt Grosso le problème majeur était celui de la survie et ma
seule prière de demander à Dieu de sauver Vonette de la désespérance et de
l’oubli.
De son côté
Vonette ne comprenait pas la situation. En France,on ne parlait pas de cette
poche résiduelle de résistance Allemande, trois petites communes qu’est-ce que
cela représentait par rapport aux immenses enjeux de l’invasion de l’Allemagne.
Sa quête d’information auprès de mon camarade Adrien à Nice, du Maire de Breil,
qu’elle ignorait déporté à Turin à été vaine.
Avant même
la fin de guerre nous avons pu traverser les lignes de défenses Allemandes et
un télégramme expédié de Nice a appris à Vonette que j’étais vivant et que mon
premier souci était de renouer le contact.
Mes parents,
ma sœur et moi nous nous sommes retrouvés réfugiés, en hôtel conventionné à
Nice. Sans autre perspective valable, je me suis engagé au titre du service de
santé pour la durée de la guerre. Cela m’a valu de connaître le folklore de la
formation chirurgicale mobile dite ’Monaco-Marseille’‘ j’ai été tout heureux de
pouvoir me faire libérer, la guerre terminée, en Août 1945.
Ni la longue
et totale séparation, ni les épreuves antérieures ni les difficultés d’une vie
ramenée à celle d’une bête n’avait entamé le sentiment qui nous liait et qui
nous avait donné le courage de tout subir. À nouveau nous pouvions faire des
projets même si ces projets étaient loin d’être finalisés.
Vonette qui
avait décroché un emploi d’infirmière à la SNCF et bénéficiait de voyages
gratuits a pu venir me voir à Nice et rendre ainsi visite à mes parents
réfugiés dans un petit appartement inconfortable. Le retour à Breil n’était pas
envisageable avant que le pays soit totalement déminé. Nos retrouvailles après
ces 20 mois hautement perturbés étaient tellement préparées par nos
correspondances qu’elles se sont inscrites tout naturellement dans notre
histoire commune.
Où ai-je
trouvé un peu d’argent pour offrir à Vonette une très modeste bague qui se
voulait être de fiançailles. Maman Bonhomme a regretté ces fiançailles en
catimini et aurait souhaité participer à l’achat d’un bijou plus conséquent
mais notre engagement était notre affaire, notre affirmation que déjà nous
étions deux à faire face.
Il a fallu
plusieurs mois avant que, de Toulon où j’avais intégré l’école annexe
préparatoire du Service de Santé, je puisse entreprendre un voyage vers Tours.
Je n’avais pas les moyens financiers de le faire, mais j’avais remarqué que des
trains de marchandises spéciaux embarquaient le soir les troupes Britanniques
qui, rapatriées d’Egypte, regagnaient la Grande Bretagne via Toulon et
Cherbourg. J’ai donc embarqué clandestinement un soir sur un de ces trains et
après un long voyage par les lignes secondaires du Massif Central j’ai débarqué
à Tours.
Confiants en
l’avenir nous avons alors commencé à préparer notre mariage.
Une difficulté insoupçonnée nous
attendait celle du mariage religieux. Vonette était d’une famille catholique de
tradition, vouée à la vierge Marie elle avait été élève des écoles privées, les
écoles de Bonnes-sœurs comme on disait alors. Même si c’était avec quelques
réticences, elle allait à ‘confesse’. Je revendiquais de par mon baptême et
bien qu’ayant été élevé dans l’athéisme absolu le titre de protestant Réformé.
Sur le plan de nos relations ce n’était pas un problème majeur, mais nous
avions à cœur de concilier ce différent pour faire de notre mariage un
véritable engagement devant les hommes et devant Dieu. Nous n’avions pas mesuré
le fossé qui à l’époque séparait les deux pratiques. À titre d’exemple l’évêché
de Tours consulté par Vonette lui conseilla de choisir un futur mari chez ces
jeunes catholiques bien nés qui ne manquaient pas. Quant à moi, je me suis
retrouvé traité d’hérétique et menacé, sans rire, du bûché par l’aumônier
militaire catholique de la Marine à Toulon. Une manœuvre de dernière minute de
l’évêché failli nous priver de la grande cérémonie prévue à l’église de St
Symphorien, ville dont papa Bonhomme était maire à l’époque.
Voilà
comment Vonette fut mariée à un inconnu, sans bénédiction et échange des
anneaux au cours d’un service où les sœurs des communautés présentes
n’arrivaient plus à trouver leurs repaires.
Nous avons échangé nos anneaux en cachette au fond du parc en arrivant au
Bocage.
Si j’insiste sur cet épisode, c’est qu’il souligne, jusque dans le domaine
spirituel, la force de notre engagement et notre refus de soumettre notre union
à d’autres contraintes que celles de notre cœur.
Les épreuves
n’étaient pas terminées car admissible à l’école de Santé Navale, mon admission
était soumise à la validation auprès de la faculté de Montpellier de ma
première année de Médecine. Malgré tous les efforts fournis, une interruption
de deux années dans mes études n’avait pas été sans conséquences.
À nouveau nous étions dans une grande incertitude quant à notre avenir. La
situation n’était pas catastrophique car Vonette travaillait comme infirmière
et nous étions hébergés dans un petit studio du Bocage. Mais toute notre vie
était en jeu et les solutions les plus folles ont été envisagées.
Santé Navale au vu de mon dossier en particulier d’engagé volontaire après mon
passage des lignes, a maintenu mon admissibilité sous réserve d’une cession
spéciale à laquelle je pouvais prétendre.
Mon dossier a été transféré à Tours où j’ai pu échapper à la terreur des
étudiants de Montpellier le Professeur de Chimie Médicale le Pr Christol.
Reçu en
première année à Tours j’ai intégré l’Ècole fin Février 1947 avec un handicap
de 4 mois de scolarité sur ma deuxième année.
Avec aussi
une chance inouïe. L’admission à l’école n’était pas ouverte aux étudiants
mariés, mais un décret avait accordé une dérogation pour les étudiants ayant
des services de guerre. C’était mon cas. Le décret fut abrogé peu de temps
après et voilà comment j’ai probablement été le seul navalais à avoir intégré
la boîte, marié.
Jeunes mariés, nous avons vécu notre
première séparation Vonette travaillant à Tours. Mais la situation s’était
améliorée car j’avais enfin un avenir, j’étais logé, habillé, nourri par l’école
et avais même un petit pécule d’argent de poche. Le luxe ! Vonette qui profitait toujours des voyages
gratuits venait me rejoindre à Bordeaux le W.E, près de 9 h de voyages par
Dimanche partagé. Dernière alerte sur un avenir qui semblait assuré la chimie
médicale, ma hantise, par la fatalité du tirage au sort s’est retrouvée comme
matière de base à l’écrit de l’examen de deuxième année. Nouvel échec et avant
la session d’Octobre Vonette me faisait réciter mes cours.
Des années
durant mes cauchemars ont été hantés par cette terreur de l’échec. Mais Vonette
était là, présente partageant mes angoisses mais m’apportant sans cesse les
encouragements de son amour.
J’ai validé
ma seconde année en octobre et Vonette avait obtenu sa mutation pour le
dispensaire de la SNCF de la gare St Jean à Bordeaux. Ce fut un des évènements
particulièrement heureux de notre existence. Nous avions eu connaissance d’un
poste vacant à Bordeaux, mais avions appris, aussi, que l’infirmière chef du
dispensaire ne souhaitait pas recruter de femme mariée. Nous avons fait le
siège de mademoiselle Le Goff, la Directrice que nous avons même rencontrée à
son domicile un dimanche où Vonette était venue à Bordeaux. Est-ce la notoriété
de Vonette qui avait particulièrement réussi au dispensaire du dépôt SNCF à
Tours, est-ce le prestige de l’uniforme, les ‘navalais’ étaient les enfants
chéris et courtisés de la ville, nous ne l’avons jamais su. Vonette a eu son
poste et pendant trois ans nous avons vécu la vie heureuse et matériellement confortable
d’étudiant car de plus, étant marié j’ai été externé. Je n’étais pas astreint à
coucher à l’école.
Trois ans
avec cependant un gros point noir car une grossesse pathologique de Vonette
suivie par le Professeur Rivière réputé pour son intégrisme a valu à Vonette
d’être soumise à des doses massives de progestérone. Suspectée de se fatiguer à
Bordeaux elle a été expédiée à Tours pour se reposer dans sa famille. L’échec
du traitement a abouti à une suspicion de cancer de l’utérus pour laquelle
Vonette a été suivie pendant quelques mois.
L’année 1950
marqua le début d’une double aventure, celle d’une carrière coloniale, celle de
notre devenir familial. Ayant gardé le bénéfice d’une deuxième année de
rattrapage j’ai cumulé la cinquième et sixième année de médecine passant dans
la foulée mes examens cliniques et ma thèse avec un ‘break’ mémorable :
mon affectation au cours des vacances d'été à la colonie de vacances de la
marine de l’abbaye de Berthaume à la sortie de la rade de Brest. Vonette qui
avait pris pension dans un 'bar débit tabacs', enceinte, a été gâtée tant par
la vieille bretonne qui tenait l’auberge que par des amis de Papa Bonhomme,
brestois en vacances au Trez-Hir.
La thèse
présentée le 23 novembre me permit de rejoindre la promotion précédente pour le
stage d’application au Pharo non sans une courte affectation intermédiaire dans
les camps de l’infanterie de Marine à Fréjus. (Voir mémoires de Mauritanie)
Sur le pan
familial, la perspective d’un salaire enfin assuré nous avait permis d’envisager
la venue d’un héritier, je dis un héritier car Vonette était persuadée qu’elle
n’aurait que des garçons. Et c’est là que l’aventure a bien commencé. Nous
avons quitté Brest fin Août pour rejoindre Bordeaux via Tours pour couper un
voyage particulièrement long et difficile en train.
Tout était
prévu à Bordeaux pour l’accouchement, la place à la clinique, la layette dans
un placard… Durant la nuit de notre transit Vonette fut prise de douleurs et je
ne pus que constater un accouchement imminent. Sylvie est donc née à Tours à la
grande joie des grands parents mais au grand dam de son père condamné à aller
récupérer la layette en catastrophe à Bordeaux.
L’aventure
de notre couple en totale autonomie était lancée faisant face aux problèmes
avec une communion qui ne nous fera jamais défaut.
Le choix d’une nouvelle grossesse dans la perspective d’une longue séparation
liée à un séjour ; la divine surprise d’un départ en Afrique,
l’affectation à un poste de brousse réputé difficile sur le plan climatique et
isolement furent vécus dans l’enthousiasme partagé d’une vie nouvelle et
surtout dans la prise de conscience qu’après bien des galères nous étions enfin
promis à une vie de bonheur.
Bien des
péripéties ont jalonné les cinquante-cinq ans qui ont suivi. Certaines particulièrement
marquantes ont déjà fait l’objet d’une relation la naissance d’Anne et les
problèmes liés à un long séjour en Mauritanie, notre séparation de plus d’un an
imposée par le séjour aux terres Australes.
À ce sujet le journal de bord que j’ai saisi ne souligne pas l’autre facette de
notre vie de couple. Certes, perdu sur mon caillou, j’avais de quoi me
morfondre, mais Vonette seule en France avec trois filles en bas âge sur les
bras a connu elle aussi une année difficile. Je l’avais repliée sur Breil
pensant que la présence de mes parents, de ma sœur lui serait un secours sinon
continuel, tout au moins ponctuel. Il n’en fut rien et Vonette assuma sans même
pouvoir partager ses difficultés puisque nos échanges étaient réduits à un
message radio, passé en Morse, de 25 mots par semaine.
Mais notre
passé, nos longues attentes nous avaient forgé un moral capable de surmonter
cette nouvelle épreuve certes moins dramatique que les précédentes mais tout
aussi éprouvante sur le plan moral.
C’est seule,
encore que Vonette a assuré son départ vers Madagascar quand elle a reçu la
nouvelle de mon affectation et de notre regroupement. Le Général Le Rouzic qui
avait été mon grand patron en A.O F et qui était Directeur du Service de Santé
à Madagascar avait bien fait les choses, Vonette et les trois filles m’ont
rejoint à Tananarive 48 heures après mon débarquement à Tamatave. Marquée par
un voyage pénible malgré l’attention de l’équipage, le mal de l’air des trois
filles dues aux turbulences à l’arrivée sur Madagascar, Vonette fut déçue par
mon accueil. Est-ce à cause de la couleur de ses cheveux ? de cette petite
Florence qui appelait tous les hommes Papa sauf son père ? de mon souci
des conditions de l’accueil, la case de passage réservée par l’hôpital était
dans un état peu propice à faire la fête. Nous avons abandonné la case de
passage pour l’hôtel où nous avons retrouvé rapidement nos marques et jeté les
bases de notre déplacement sur Manakara sur la côte est de Madagascar. Mon coup
de tête m’a valu d’être convoqué chez le général le lendemain. L’explication a
été‘franche et loyale’, je ne suis pas revenu sur mon appréciation défavorable,
mais j’ai accepté, pour préserver les possibilités d’accueil des camarades,
d’aller présenter des excuses au Colonel directeur de l’hôpital.
Ayant fait
l’acquisition d’une Simca break à Tana nous avons découvert de Tana à
Fianaransoa le pays Betsiléo et puis le train à acheminé passager et voiture
vers Manakara.
Le séjour à
Manakara aurait été, bien que très prenant sur la plan professionnel, un séjour
rêvé si Florence ne nous avait pas donné des inquiétudes provoquant un
rapatriement un peu en catastrophe. Trois comas non étiquetés malgré une
évacuation en draisine sur Fianaransoa nous ont plongé dans des moments
d’autant plus difficiles que nous étions arbitres et acteurs. Cela fait partie
de ces évènements qui, à chaque fois nous ont apporté l’épreuve et la
délivrance et qui ont contribué à nous maintenir indispensables l’un à l’autre.
Notre vie est entrée alors dans le rythme
immuable des affectations outremer, des séjours de vacances en France t des
affectations métropolitaines. Tributaires des meublés, Vonette a toujours fait
preuve d’une adaptation remarquable et a toujours assumé les déménagements
successifs avec un brio motivé par son affinité au changement. Un seul bémol,
elle s’est refusée à envisager une nouvelle grossesse tant que nous n’aurions
pas un pied-à-terre en France. Un appartement à Nice, la naissance de Sophie
ont comblé notre année 1962.
Et puis
vinrent les années de stabilité, 12 ans à Nantes, 14 ans à Breil et depuis plus
de 5 ans à St Malo sans que jamais ne soit émoussée notre joie de vivre, notre
souci de partager, notre désir d’entreprendre même si nous prenons conscience
d’arriver doucement aux limites du possible.
Résumer en
sept pages soixante-six ans de vie ne permet pas de rendre compte de cette
communion qui a fait de ce temps-là, un temps d’une rare valeur. D’ailleurs le
mot communion, faute de mieux n’est que la pâle traduction de ce qu’a pu être
notre vécu tout au long de ces décades particulièrement engagées dans bien des
domaines de l’activité humaine. Nos filles, elles l’ont déjà manifesté pour nos
noces d’or, ont contribué à notre bonheur et ont partagé et partagent encore
notre joie de vivre et notre reconnaissance pour tout ce qui nous a été donné.
Notre voyage
en Polynésie n’est pas une tocade touristique, il est apparu comme un moyen
d’accorder, une fois de plus le contexte social, géographique et même spirituel
au profond sentiment de joie et de reconnaissance qui est en nous.
Il est temps de donner une suite à notre histoire car un peu plus
de sept ans se sont ajoutés au récit précédent et la fin de l’histoire commence
à pointer le bout de son nez. Après un nouveau sommet avec le rassemblement
familial à Castérino pour nos Soixante cinq ans de mariage, nous sommes rentrés
dans un lent processus d’involution des qualités relationnelles. Les signes
évidents de vieillissement, qui nous avaient peu touché jusque là, ont fait
leur apparition. Une perte d’équilibre avait gratifié Vonette de quelques points au front pour notre voyage dans
le Sud et nous avions eu recours à
une orthophoniste pour ces
difficultés de langage.
23 Juillet 2013
Je ne me suis pas rendu compte, alors, que nous venions de rentrer
dans un lent processus de dégénérescence qui devait amener début 2013 au
diagnostic de sénilité confirme par une IRM signant une atteinte à la fois
nerveuse et circulatoire de l’encéphale.
Il ne servirait à rien, sur le plan de notre histoire de décrire
les signes cliniques de ce que l’on qualifié, autrefois de retour en enfance.
Seul compte le fait que la relation d’Yvonne avec l’extérieur et en particulier
avec moi-même est de plus en plus difficile. Ce n’est plus uniquement une
difficulté d’expression verbale cela devient progressivement le vide absolu. Le
test évident étant l’impossibilité de faire des mots croisés même aidée. Les
mots ont disparu de vocabulaire et un désir simple, boire, aller aux toilettes
à du mal à être formulé.
Cela s’accompagne, et c’est le plus difficile à vivre de la disparition
progressive de l’affect.
On devine le combat qui est en train de se jouer dans la tête d’Yvonne entre la
plus ou moins conscience de ses difficultés et l’impossibilité grandissante de
s’exprimer.
25 Février 2014
Manque de temps, impossibilité ou refus de transcrire un vécu de
plus en plus difficile ? Je ne sais tant je suis obnubilé à faire face aux
problèmes journaliers. Difficulté, aussi, à transcrire cette situation cette
sensation de vide presqu’absolu dans le relationnel. Je me raccroche à un petit
mouvement très discret pour se serrer contre moi quand je la conduis à son lit sans déambulateur, à une
petite caresse de la main avant de s’endormir. J’essayerai un jour de décrie ce
couple nouveau où l’amour n’a plus d’autre expression que la satisfaction
d’être toujours prés l’un de l’autre prolongeant un amour fusionnel que rien ne
semble pouvoir détruire et le souci permanent de rendre la vie de l’autre plus
douce, plus supportable.
24 mars 2014
Yvonne vient d’être
hospitalisée en Gérontologie pour un bilan er un avis sur la conduite à
tenir pour la suite des évènements. Les moments de prostration, les pertes
d’équilibre imprévisibles, avec chutes imparables plus fréquentes imposent une
assistance logistique à repenser.
Seul, confronté à moi-même je
viens consigner comment peut être traduite notre histoire actuelle. Mais
sous jacente survient une interrogation taraudante : qu’est-ce que la vie,
quel est le sens de la vie.
L’enthousiasme d’une vie totalement partagée, d’un amour donné et
reçu, d’une projection sur un
avenir toujours en construction n’est plus de saison.
Et pourtant la vie de couple continue au point que l’abandon
d’Yvonne à l’hôpital a été un véritable déchirement. Je suis sorti de l’hôpital
vidé, sonné. Heureusement j’avais eu la bonne idée de me faire récupérer par ma
fille Anne.
26 Mars 2015
Cet après midi, avec Anne nous avons trouvé Yvonne totalement
déconnectée. Effet d’un antilithique donné hier soir ou l’évolution de son
état ? Il faudra attendre l’entretien avec le gérontologue vendredi pour
le savoir. Pris par le vertige du vide j’ai cherché comment reprendre pied et
en cherchant dans les boites de Vonette, j’ai retrouvé des journaux écrits au
début de notre vie amoureuse, de notre vie de couple.
5 septembre 2015
Depuis Mars, rien n’a motivé
un ajout à notre histoire tant la dégradation de la situation a été
lente mais inéluctable. L’installation progressive d’une paralysie droite, la perte de l’appétit jusqu’au refus
d’ouvrir la bouche, les longues heures de prostration ont compliqué le nursing
et ont abouti à l’état actuel, à la mise en place de soins palliatifs (mot à la
mode) pour lutter contre la déshydratation, la douleur et les eschares.
Les quatre filles sont présentes apportant, outre une aide
matérielle un réconfort qui me permet de garder la tête hors de l’eau.
L’histoire n’est pas totalement finie mais la conclusion est en train de
s’amorcer.
La prière que nous formulions tous les soirs de partir ensemble en
se tenant la main dans une dernière manifestation amoureuse n’a pas été
exaucée. Le doute est en moi,
est-ce que Vonette a pu percevoir toute l’attention que je lui portais, n’a
t-elle pas souffert de mes impatiences quand je refusais les insuffisances
qui se manifestaient. Essayant,
c’est mon excuse…de retarder l’évolution des choses.
L’histoire était belle, la fin est tragiquement (le mot ne me
plait pas) humaine.
Et l’amour dans tout ça. Comment décrire, comment qualifier ce lien qui persiste. On regarde l’autre
comme un autre soi-même. Sur le visage fatigué on lit tout un vécu de bonheur
partagé. Je me regarde dans la glace et constate que moi aussi j’ai
vieilli ; il ne me reste que le triste privilège de pouvoir encore
analyser la situation…et encore !
13 Septembre 2015 La fin de l’histoire est à peine racontable car
les soins dits palliatifs à domicile ont été incapables ou n’ont pas voulu
abréger 36 heures d’agonie insupportable.
Ne retenez de cette histoire, comme je ne retiendrai que sa partie
brillante et joyeuse.
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