Pages

vendredi 18 septembre 2015

Notre histoire




Comment un méridional a pu rencontrer une Bretonne alors que quelque mille kilomètres les séparaient ?
II a fallu les évènements liés à la défaite de Juin 1940 pour que Jean  rencontre Yvonne dans l’Ariège à Labastide-sur-l’Hers. La famille Le Bonhomme fuyant les bombardements de Tours avait eu la chance de retrouver le 241ème régiment Breton commandé par Robert Le Bonhomme, père d’Yvonne et avait suivi sa retraite jusqu’aux portes de l’Espagne à Pamiers. La famille, hébergée par un des militaires du régiment, se retrouva à 50 mètres de la maison des Daynié où était hébergée la famille Deramond qui elle avait quitté Nice à la déclaration de guerre de l’Italie.
C’est le soir de son arrivée qu’Yvonne, invitée par son Père, vint offrir une cigarette Belge que le régiment avait reçue en dotation abondante, aux jeunes gens du pays qui flânaient, à la ‘fraiche’ sur la pelouse près du monument aux morts. Jean ne fumait pas, mais il fut impressionné par cette menue jeune fille blonde à l’air timide et réservé. C’était le début d’une aventure qui dure depuis 65 ans. Tous deux avaient seize ans.
Yvonne a du mal à comprendre ce jeune homme qu’elle retrouve dans ses pas à tout bout de champ, le soir quand elle va promener et coucher le chien, un cocker golden, dans la voiture, lors d’une promenade vers Foncirgue avec une camarade (c’est Maman Bonhomme qui a vendu la mèche)…) Elle accepte cependant un rendez-vous derrière le passage à niveau à la sortie du village pour une promenade dans les collines mais refuse vertement d’un‘ « je sauterai bien toute seule » resté célèbre, la main tendue pour sauter un fossé.
Il y avait bien Carmen la jeune voisine type espagnol assez incendiaire à qui Jean donnait des leçons de mathématiques mais déjà le soir, tenu en éveil par les sueurs abondantes, il devait faire sa primo, du petit cousin dont je partageais le lit, je pensais. Je pensais à Yvonne dont je devinais combien il serait doux de partager la couche sans autre arrière-pensée.
L’armistice signé, Nice provisoirement protégée de l’occupation Italienne, la famille Deramond réintégra le domicile alors que la famille Le Bonhomme suivant les aléas de l’armée d’armistice fût ballottée de Lieurac à Pamiers puis à Briançon ou Papa Le Bonhomme prit le commandement d’un camp de réfugiés républicains espagnols. La correspondance au début fut très épisodique, mais une première photo échangée devint l’image devant laquelle on rêvait. D’autres photos suivirent de Briançon apportant trouble et réconfort. Réconfort car l’aventure se poursuivait, trouble parce que, apparemment, Yvonne semblait avoir une vie confortable et insouciante sans comparaison à la vie d’austérité et de privation que nous connaissions à Nice. Il semblait y avoir un fossé entre nos deux vie et pourtant l’espoir persistait plus fort que tout.
Cet espoir devait être soumis dans les années suivantes à bien d’autres épreuves.

Elles commencèrent avec le dégagement de l’armée, à sa demande, de Papa Le Bonhomme. La famille regagna donc Tours et nous nous sommes trouvés séparés par la ligne de démarcation. Pour les jeunes générations, il faut préciser que l’armistice signé en Juin 1940 entre la France et l’Allemagne séparait notre pays en territoire occupé au Nord et zone non-occupée au Sud et que les échanges étaient extrêmement réduits entre les deux zones.
En matière de correspondance la seule possibilité offerte par l’armée d’occupation Allemande était la carte inter-zone pré-imprimée ouvrant la possibilité à l’échange de 5 mots. C’était un peu court pour exprimer ses sentiments mais c’était le fil tenu qui sauvegarda notre aventure.
Les échanges s’améliorèrent un peu lorsque les cartes inter-zone devinrent de véritables cartes postales permettant d’écrire sur la totalité d’une face. Nous arrivions alors à passer plus de six cents mots par carte.
Le moral, l’espoir allaient au rythme de la fréquence et de l’acheminement du courrier.
L’échange de correspondance amena à prendre conscience que la situation de totale séparation ne pouvait pas s’éterniser. Ayant reçu, à Labastide une offre d’hospitalité d’un sergent du régiment de Papa Le Bonhomme, j’ai conçu, au printemps 1942, le projet un peu fou de m’inscrire à la Faculté de Médecine de Rennes. Cela me permettait d’avoir un laissez-passer pour franchir la ligne de démarcation. On verra par la suite que cette expatriation faillit avoir de conséquences catastrophiques mais il faut croire que déjà un bon ange veillait sur nous et que notre détermination pouvait renverser des montagnes. Mon long et très lent voyage en train à travers le Massif central ne m’a laissé qu’un souvenir celui du premier contact avec l’armée Allemande montée à bord du train en gare de St Germain des Fossés pour un contrôle rigoureux, glacial. Brutalement on prenait conscience que l’on était plus dans le même pays car si dans le Midi on mourrait de faim, le leurre d’un gouvernement de Vichy omniprésent ne laissait nullement prévoir les drames ultérieurs.
Ce brusque basculement dans une atmosphère de tensions, de luttes et de guerre devait accompagner notre histoire jusqu’au printemps 1945. Le 89 ter de la rue des Bordiers à St Symphorien sur Loire, au Nord de Tours restera comme le petit paradis où enfin nous avons pu nous dire, les yeux dans les yeux mais avec beaucoup de retenue et de respect mutuel combien nous étions attachés l’un à l’autre et qu’il ne nous paraissait pas possible de construire notre vie l’un sans l’autre.
Avec le recul, nous prenons conscience combien ces moments de retrouvailles ont été rares durant ma scolarité à Rennes. Les liaisons Rennes Tours étaient difficiles et surtout je n’avais que de très maigres ressources financières. Mais ils restent, plus de soixante ans après, des moments d’une richesse infinie car brusquement tous les échanges épistolaires tous les sentiments exprimés se concrétisaient dans un regard, dans une caresse, dans quelques mots échangés.

Ce sont ces moments de grand bonheur qui permirent de faire face aux premières difficultés nées en cette année scolaire 1942-43.
La première et elle fût de taille, a été de prendre conscience que l’hospitalité offerte par Monsieur Fontaine n’était peut-être pas aussi désintéressée que ça. Heureusement, un jeune Argentin jouant de la guitare et très disponible, car ne travaillant pas occupait avanta-geusement la place. On me fit comprendre qu’il était peut-être bon que je trouve à me loger ailleurs. Dire que le jeune homme de 19 ans que j’étais à bien réalisé la situation ? À coup sûr non, et je ne garde pas le souvenir de difficultés de relogement. Une chambre au-dessus d’un bar-débit-tabac tenu par la mère Thual près des abattoirs de Rennes me servit de havre. Grace au ravitaillement récolté épisodiquement dans les campagnes reculées d’Ille et Vilaine, dont une partie était expédiée à Breil, je déjeunais le matin de deux œufs au plat. Un luxe qui me permit de gagner quelques kilos qui m’avaient tant fait défaut dans le midi, ce qui avait fortement handicapé ma dernière année avant le Bac.
J’avais trouvé un petit travail à la délégation Régionale à la jeunesse dont les bureaux dominaient la place de la mairie.  Je pouvais assister sinon à tous les cours, mais au moins aux travaux pratiques et assurer ainsi en fin d’année la validation de mon PCB (Certificat de Physique, Chimie et Biologie).
Ce semblant d’équilibre matériel n’arrivait pas à compenser, l’isolement, l’ambiance de guerre avec entre autre le bombardement massif de Rennes par les américains, 400 morts, les alertes incessantes, le black-out.
Le courrier échangé sans contrainte, cette fois, avec Tours était le fil tenu qui permettait, jour après jour d’aller de l’avant, la tristesse dans l’âme mais la joie au cœur.
Un séjour à Tours en fin d’année scolaire et on oublie tout. Il n’est que de voir les photos prises à ce moment-là, au bord du Cher pour réaliser que les amoureux, pour utiliser une image consacrée étaient seuls au monde.
L’année scolaire 43-44 tourna au drame. Après des débuts matériels très difficiles, je croyais avoir assuré le minimum. Les repas gratuits en assurant le service des repas au restaurant universitaire, l’obtention d’un prêt d’honneur, un petit travail à la bibliothèque, je pensais avoir assuré l’essentiel. Mais très rapidement ces avantages m’ont été retirés par le Rectorat. Fin Janvier j’ai été invité, par le Recteur lui-même à regagner mon Académie d’origine, celle d’Aix-Marseille il prenait lui-même en compte le transfert de mon dossier.
Avant d’aller plus avant dans cette histoire j’ai relu mes notes de cette période, Janvier 44 Janvier 45 qui fut réellement la période noire de notre vie commune mais aussi l’épreuve qui a donné à notre histoire une force, un vécu qui  en a fait l’histoire merveilleuse d’un amour indestructible méritant que, plus de soixante ans après, on puisse avoir un regard attendri sur tant de bonheur et tant de difficultés à la fois.
De ce temps qui nous a paru une éternité quelques traits, ces traits de guerre qui assassinent.
Peu de temps avant mon départ de Rennes la secrétaire du rectorat m’avait informé que Papa Bonhomme avait demandé des renseignements au rectorat. Quand mon passage à Tours devint inéluctable, Vonette me fit savoir que mon passage n’était pas souhaité par la famille. C’est donc en cachette, seule la brave Jeanne était dans la confidence, que nous avons pu nous dire au-revoir dans une rencontre de quelques heures entre deux trains. Entrevue qui restera pour toute notre vie une atroce déchirure d’autant que d’autres épreuves devaient suivre.
Ce fut l’impossibilité, pour moi, d’une réinsertion dans le cursus universitaire. Le risque d’un départ en Allemagne pour le service du travail obligatoire auquel ma classe était appelé (S.T.O). Six mois d’errance psychique et philosophique, mais où la correspondance arrivait à maintenir une lueur d’espoir.
Du côté de Vonette la pression familiale, une famille convaincue que notre engagement ne mènerait à rien. Famille qui a dû caler devant la détermination farouche de leur fille.
Épreuve majeure, l’isolement de la famille Deramond dans les lignes Allemandes à partir du débarquement des troupes alliées en Provence en Août 1945.
Pendant 5 mois, nous allons être totalement coupés du reste du monde condamnés à l’isolement : front de défense Allemand à Brouis, champs de mines vers Breil  et la majeure partie de la population déportée en Italie. Sous le pilonnage incessant des Américains immobilisés au Mt Grosso le problème majeur était celui de la survie et ma seule prière de demander à Dieu de sauver Vonette de la désespérance et de l’oubli.
De son côté Vonette ne comprenait pas la situation. En France,on ne parlait pas de cette poche résiduelle de résistance Allemande, trois petites communes qu’est-ce que cela représentait par rapport aux immenses enjeux de l’invasion de l’Allemagne. Sa quête d’information auprès de mon camarade Adrien à Nice, du Maire de Breil, qu’elle ignorait déporté à Turin à été vaine.
Avant même la fin de guerre nous avons pu traverser les lignes de défenses Allemandes et un télégramme expédié de Nice a appris à Vonette que j’étais vivant et que mon premier souci était de renouer le contact.
Mes parents, ma sœur et moi nous nous sommes retrouvés réfugiés, en hôtel conventionné à Nice. Sans autre perspective valable, je me suis engagé au titre du service de santé pour la durée de la guerre. Cela m’a valu de connaître le folklore de la formation chirurgicale mobile dite ’Monaco-Marseille’‘ j’ai été tout heureux de pouvoir me faire libérer, la guerre terminée, en Août 1945.

Ni la longue et totale séparation, ni les épreuves antérieures ni les difficultés d’une vie ramenée à celle d’une bête n’avait entamé le sentiment qui nous liait et qui nous avait donné le courage de tout subir. À nouveau nous pouvions faire des projets même si ces projets étaient loin d’être finalisés.
Vonette qui avait décroché un emploi d’infirmière à la SNCF et bénéficiait de voyages gratuits a pu venir me voir à Nice et rendre ainsi visite à mes parents réfugiés dans un petit appartement inconfortable. Le retour à Breil n’était pas envisageable avant que le pays soit totalement déminé. Nos retrouvailles après ces 20 mois hautement perturbés étaient tellement préparées par nos correspondances qu’elles se sont inscrites tout naturellement dans notre histoire commune.
Où ai-je trouvé un peu d’argent pour offrir à Vonette une très modeste bague qui se voulait être de fiançailles. Maman Bonhomme a regretté ces fiançailles en catimini et aurait souhaité participer à l’achat d’un bijou plus conséquent mais notre engagement était notre affaire, notre affirmation que déjà nous étions deux à faire face.
Il a fallu plusieurs mois avant que, de Toulon où j’avais intégré l’école annexe préparatoire du Service de Santé, je puisse entreprendre un voyage vers Tours. Je n’avais pas les moyens financiers de le faire, mais j’avais remarqué que des trains de marchandises spéciaux embarquaient le soir les troupes Britanniques qui, rapatriées d’Egypte, regagnaient la Grande Bretagne via Toulon et Cherbourg. J’ai donc embarqué clandestinement un soir sur un de ces trains et après un long voyage par les lignes secondaires du Massif Central j’ai débarqué à Tours.
Confiants en l’avenir nous avons alors commencé à préparer notre mariage.
 Une difficulté insoupçonnée nous attendait celle du mariage religieux. Vonette était d’une famille catholique de tradition, vouée à la vierge Marie elle avait été élève des écoles privées, les écoles de Bonnes-sœurs comme on disait alors. Même si c’était avec quelques réticences, elle allait à ‘confesse’. Je revendiquais de par mon baptême et bien qu’ayant été élevé dans l’athéisme absolu le titre de protestant Réformé. Sur le plan de nos relations ce n’était pas un problème majeur, mais nous avions à cœur de concilier ce différent pour faire de notre mariage un véritable engagement devant les hommes et devant Dieu. Nous n’avions pas mesuré le fossé qui à l’époque séparait les deux pratiques. À titre d’exemple l’évêché de Tours consulté par Vonette lui conseilla de choisir un futur mari chez ces jeunes catholiques bien nés qui ne manquaient pas. Quant à moi, je me suis retrouvé traité d’hérétique et menacé, sans rire, du bûché par l’aumônier militaire catholique de la Marine à Toulon. Une manœuvre de dernière minute de l’évêché failli nous priver de la grande cérémonie prévue à l’église de St Symphorien, ville dont papa Bonhomme était maire à l’époque.
Voilà comment Vonette fut mariée à un inconnu, sans bénédiction et échange des anneaux au cours d’un service où les sœurs des communautés présentes n’arrivaient plus à trouver leurs repaires.
Nous avons échangé nos anneaux en cachette au fond du parc en arrivant au Bocage. Si j’insiste sur cet épisode, c’est qu’il souligne, jusque dans le domaine spirituel, la force de notre engagement et notre refus de soumettre notre union à d’autres contraintes que celles de notre cœur.
Les épreuves n’étaient pas terminées car admissible à l’école de Santé Navale, mon admission était soumise à la validation auprès de la faculté de Montpellier de ma première année de Médecine. Malgré tous les efforts fournis, une interruption de deux années dans mes études n’avait pas été sans conséquences.
À nouveau nous étions dans une grande incertitude quant à notre avenir. La situation n’était pas catastrophique car Vonette travaillait comme infirmière et nous étions hébergés dans un petit studio du Bocage. Mais toute notre vie était en jeu et les solutions les plus folles ont été envisagées. Santé Navale au vu de mon dossier en particulier d’engagé volontaire après mon passage des lignes, a maintenu mon admissibilité sous réserve d’une cession spéciale à laquelle je pouvais prétendre. Mon dossier a été transféré à Tours où j’ai pu échapper à la terreur des étudiants de Montpellier le Professeur de Chimie Médicale le Pr Christol.
Reçu en première année à Tours j’ai intégré l’Ècole fin Février 1947 avec un handicap de 4 mois de scolarité sur ma deuxième année.
Avec aussi une chance inouïe. L’admission à l’école n’était pas ouverte aux étudiants mariés, mais un décret avait accordé une dérogation pour les étudiants ayant des services de guerre. C’était mon cas. Le décret fut abrogé peu de temps après et voilà comment j’ai probablement été le seul navalais à avoir intégré la boîte, marié.
 Jeunes mariés, nous avons vécu notre première séparation Vonette travaillant à Tours. Mais la situation s’était améliorée car j’avais enfin un avenir, j’étais logé, habillé, nourri par l’école et avais même un petit pécule d’argent de poche. Le luxe ! Vonette  qui profitait toujours des voyages gratuits venait me rejoindre à Bordeaux le W.E, près de 9 h de voyages par Dimanche partagé. Dernière alerte sur un avenir qui semblait assuré la chimie médicale, ma hantise, par la fatalité du tirage au sort s’est retrouvée comme matière de base à l’écrit de l’examen de deuxième année. Nouvel échec et avant la session d’Octobre Vonette me faisait réciter mes cours.
Des années durant mes cauchemars ont été hantés par cette terreur de l’échec. Mais Vonette était là, présente partageant mes angoisses mais m’apportant sans cesse les encouragements de son amour.
J’ai validé ma seconde année en octobre et Vonette avait obtenu sa mutation pour le dispensaire de la SNCF de la gare St Jean à Bordeaux. Ce fut un des évènements particulièrement heureux de notre existence. Nous avions eu connaissance d’un poste vacant à Bordeaux, mais avions appris, aussi, que l’infirmière chef du dispensaire ne souhaitait pas recruter de femme mariée. Nous avons fait le siège de mademoiselle Le Goff, la Directrice que nous avons même rencontrée à son domicile un dimanche où Vonette était venue à Bordeaux. Est-ce la notoriété de Vonette qui avait particulièrement réussi au dispensaire du dépôt SNCF à Tours, est-ce le prestige de l’uniforme, les ‘navalais’ étaient les enfants chéris et courtisés de la ville, nous ne l’avons jamais su. Vonette a eu son poste et pendant trois ans nous avons vécu la vie heureuse et matériellement confortable d’étudiant car de plus, étant marié j’ai été externé. Je n’étais pas astreint à coucher à l’école.
Trois ans avec cependant un gros point noir car une grossesse pathologique de Vonette suivie par le Professeur Rivière réputé pour son intégrisme a valu à Vonette d’être soumise à des doses massives de progestérone. Suspectée de se fatiguer à Bordeaux elle a été expédiée à Tours pour se reposer dans sa famille. L’échec du traitement a abouti à une suspicion de cancer de l’utérus pour laquelle Vonette a été suivie pendant quelques mois.
L’année 1950 marqua le début d’une double aventure, celle d’une carrière coloniale, celle de notre devenir familial. Ayant gardé le bénéfice d’une deuxième année de rattrapage j’ai cumulé la cinquième et sixième année de médecine passant dans la foulée mes examens cliniques et ma thèse avec un ‘break’ mémorable : mon affectation au cours des vacances d'été à la colonie de vacances de la marine de l’abbaye de Berthaume à la sortie de la rade de Brest. Vonette qui avait pris pension dans un 'bar débit tabacs', enceinte, a été gâtée tant par la vieille bretonne qui tenait l’auberge que par des amis de Papa Bonhomme, brestois en vacances au Trez-Hir.
La thèse présentée le 23 novembre me permit de rejoindre la promotion précédente pour le stage d’application au Pharo non sans une courte affectation intermédiaire dans les camps de l’infanterie de Marine à Fréjus. (Voir mémoires de Mauritanie)
Sur le pan familial, la perspective d’un salaire enfin assuré nous avait permis d’envisager la venue d’un héritier, je dis un héritier car Vonette était persuadée qu’elle n’aurait que des garçons. Et c’est là que l’aventure a bien commencé. Nous avons quitté Brest fin Août pour rejoindre Bordeaux via Tours pour couper un voyage particulièrement long et difficile en train.
Tout était prévu à Bordeaux pour l’accouchement, la place à la clinique, la layette dans un placard… Durant la nuit de notre transit Vonette fut prise de douleurs et je ne pus que constater un accouchement imminent. Sylvie est donc née à Tours à la grande joie des grands parents mais au grand dam de son père condamné à aller récupérer la layette en catastrophe à Bordeaux.
L’aventure de notre couple en totale autonomie était lancée faisant face aux problèmes avec une communion qui ne nous fera jamais défaut.
Le choix d’une nouvelle grossesse dans la perspective d’une longue séparation liée à un séjour ; la divine surprise d’un départ en Afrique, l’affectation à un poste de brousse réputé difficile sur le plan climatique et isolement furent vécus dans l’enthousiasme partagé d’une vie nouvelle et surtout dans la prise de conscience qu’après bien des galères nous étions enfin promis à une vie de bonheur.
Bien des péripéties ont jalonné les cinquante-cinq ans qui ont suivi. Certaines particulièrement marquantes ont déjà fait l’objet d’une relation la naissance d’Anne et les problèmes liés à un long séjour en Mauritanie, notre séparation de plus d’un an imposée par le séjour aux terres Australes.
À ce sujet le journal de bord que j’ai saisi ne souligne pas l’autre facette de notre vie de couple. Certes, perdu sur mon caillou, j’avais de quoi me morfondre, mais Vonette seule en France avec trois filles en bas âge sur les bras a connu elle aussi une année difficile. Je l’avais repliée sur Breil pensant que la présence de mes parents, de ma sœur lui serait un secours sinon continuel, tout au moins ponctuel. Il n’en fut rien et Vonette assuma sans même pouvoir partager ses difficultés puisque nos échanges étaient réduits à un message radio, passé en Morse, de 25 mots par semaine.
Mais notre passé, nos longues attentes nous avaient forgé un moral capable de surmonter cette nouvelle épreuve certes moins dramatique que les précédentes mais tout aussi éprouvante sur le plan moral.
C’est seule, encore que Vonette a assuré son départ vers Madagascar quand elle a reçu la nouvelle de mon affectation et de notre regroupement. Le Général Le Rouzic qui avait été mon grand patron en A.O F et qui était Directeur du Service de Santé à Madagascar avait bien fait les choses, Vonette et les trois filles m’ont rejoint à Tananarive 48 heures après mon débarquement à Tamatave. Marquée par un voyage pénible malgré l’attention de l’équipage, le mal de l’air des trois filles dues aux turbulences à l’arrivée sur Madagascar, Vonette fut déçue par mon accueil. Est-ce à cause de la couleur de ses cheveux ? de cette petite Florence qui appelait tous les hommes Papa sauf son père ? de mon souci des conditions de l’accueil, la case de passage réservée par l’hôpital était dans un état peu propice à faire la fête. Nous avons abandonné la case de passage pour l’hôtel où nous avons retrouvé rapidement nos marques et jeté les bases de notre déplacement sur Manakara sur la côte est de Madagascar. Mon coup de tête m’a valu d’être convoqué chez le général le lendemain. L’explication a été‘franche et loyale’, je ne suis pas revenu sur mon appréciation défavorable, mais j’ai accepté, pour préserver les possibilités d’accueil des camarades, d’aller présenter des excuses au Colonel directeur de l’hôpital.
Ayant fait l’acquisition d’une Simca break à Tana nous avons découvert de Tana à Fianaransoa le pays Betsiléo et puis le train à acheminé passager et voiture vers Manakara.
Le séjour à Manakara aurait été, bien que très prenant sur la plan professionnel, un séjour rêvé si Florence ne nous avait pas donné des inquiétudes provoquant un rapatriement un peu en catastrophe. Trois comas non étiquetés malgré une évacuation en draisine sur Fianaransoa nous ont plongé dans des moments d’autant plus difficiles que nous étions arbitres et acteurs. Cela fait partie de ces évènements qui, à chaque fois nous ont apporté l’épreuve et la délivrance et qui ont contribué à nous maintenir indispensables l’un à l’autre.
 Notre vie est entrée alors dans le rythme immuable des affectations outremer, des séjours de vacances en France t des affectations métropolitaines. Tributaires des meublés, Vonette a toujours fait preuve d’une adaptation remarquable et a toujours assumé les déménagements successifs avec un brio motivé par son affinité au changement. Un seul bémol, elle s’est refusée à envisager une nouvelle grossesse tant que nous n’aurions pas un pied-à-terre en France. Un appartement à Nice, la naissance de Sophie ont comblé notre année 1962.
Et puis vinrent les années de stabilité, 12 ans à Nantes, 14 ans à Breil et depuis plus de 5 ans à St Malo sans que jamais ne soit émoussée notre joie de vivre, notre souci de partager, notre désir d’entreprendre même si nous prenons conscience d’arriver doucement aux limites du possible.
Résumer en sept pages soixante-six ans de vie ne permet pas de rendre compte de cette communion qui a fait de ce temps-là, un temps d’une rare valeur. D’ailleurs le mot communion, faute de mieux n’est que la pâle traduction de ce qu’a pu être notre vécu tout au long de ces décades particulièrement engagées dans bien des domaines de l’activité humaine. Nos filles, elles l’ont déjà manifesté pour nos noces d’or, ont contribué à notre bonheur et ont partagé et partagent encore notre joie de vivre et notre reconnaissance pour tout ce qui nous a été donné.
Notre voyage en Polynésie n’est pas une tocade touristique, il est apparu comme un moyen d’accorder, une fois de plus le contexte social, géographique et même spirituel au profond sentiment de joie et de reconnaissance qui est en nous.

Il est temps de donner une suite à notre histoire car un peu plus de sept ans se sont ajoutés au récit précédent et la fin de l’histoire commence à pointer le bout de son nez. Après un nouveau sommet avec le rassemblement familial à Castérino pour nos Soixante cinq ans de mariage, nous sommes rentrés dans un lent processus d’involution des qualités relationnelles. Les signes évidents de vieillissement, qui nous avaient peu touché jusque là, ont fait leur apparition. Une perte d’équilibre avait gratifié Vonette de quelques  points au front pour notre voyage dans le Sud et  nous avions eu recours à une orthophoniste  pour ces difficultés de langage.
23 Juillet 2013
Je ne me suis pas rendu compte, alors, que nous venions de rentrer dans un lent processus de dégénérescence qui devait amener début 2013 au diagnostic de sénilité confirme par une IRM signant une atteinte à la fois nerveuse et circulatoire de l’encéphale.
Il ne servirait à rien, sur le plan de notre histoire de décrire les signes cliniques de ce que l’on qualifié, autrefois de retour en enfance. Seul compte le fait que la relation d’Yvonne avec l’extérieur et en particulier avec moi-même est de plus en plus difficile. Ce n’est plus uniquement une difficulté d’expression verbale cela devient progressivement le vide absolu. Le test évident étant l’impossibilité de faire des mots croisés même aidée. Les mots ont disparu de vocabulaire et un désir simple, boire, aller aux toilettes à du mal à être formulé.
Cela s’accompagne, et c’est le plus difficile à vivre de la disparition progressive de l’affect. On devine le combat qui est en train de se jouer dans la tête d’Yvonne entre la plus ou moins conscience de ses difficultés et l’impossibilité grandissante de s’exprimer.
25 Février 2014
Manque de temps, impossibilité ou refus de transcrire un vécu de plus en plus difficile ? Je ne sais tant je suis obnubilé à faire face aux problèmes journaliers. Difficulté, aussi, à transcrire cette situation cette sensation de vide presqu’absolu dans le relationnel. Je me raccroche à un petit mouvement très discret pour se serrer contre moi  quand je la conduis à son lit sans déambulateur, à une petite caresse de la main avant de s’endormir. J’essayerai un jour de décrie ce couple nouveau où l’amour n’a plus d’autre expression que la satisfaction d’être toujours prés l’un de l’autre prolongeant un amour fusionnel que rien ne semble pouvoir détruire et le souci permanent de rendre la vie de l’autre plus douce, plus supportable. 
24 mars 2014
Yvonne vient d’être  hospitalisée en Gérontologie pour un bilan er un avis sur la conduite à tenir pour la suite des évènements. Les moments de prostration, les pertes d’équilibre imprévisibles, avec chutes imparables plus fréquentes imposent une assistance logistique à repenser.
Seul, confronté à moi-même je  viens consigner comment peut être traduite notre histoire actuelle. Mais sous jacente survient une interrogation taraudante : qu’est-ce que la vie, quel est le sens de la vie.
L’enthousiasme d’une vie totalement partagée, d’un amour donné et reçu, d’une projection  sur un avenir toujours en construction n’est plus de saison.
Et pourtant la vie de couple continue au point que l’abandon d’Yvonne à l’hôpital a été un véritable déchirement. Je suis sorti de l’hôpital vidé, sonné. Heureusement j’avais eu la bonne idée de me faire récupérer par ma fille Anne.
26 Mars 2015
Cet après midi, avec Anne nous avons trouvé Yvonne totalement déconnectée. Effet d’un antilithique donné hier soir ou l’évolution de son état ? Il faudra attendre l’entretien avec le gérontologue vendredi pour le savoir. Pris par le vertige du vide j’ai cherché comment reprendre pied et en cherchant dans les boites de Vonette, j’ai retrouvé des journaux écrits au début de notre vie amoureuse, de notre vie de couple.
5 septembre 2015
Depuis Mars, rien n’a motivé  un ajout à notre histoire tant la dégradation de la situation a été lente mais inéluctable. L’installation progressive d’une paralysie droite, la  perte de l’appétit jusqu’au refus d’ouvrir la bouche, les longues heures de prostration ont compliqué le nursing et ont abouti à l’état actuel, à la mise en place de soins palliatifs (mot à la mode) pour lutter contre la déshydratation, la douleur et les eschares.
Les quatre filles sont présentes apportant, outre une aide matérielle un réconfort qui me permet de garder la tête hors de l’eau. L’histoire n’est pas totalement finie mais la conclusion est en train de s’amorcer.
La prière que nous formulions tous les soirs de partir ensemble en se tenant la main dans une dernière manifestation amoureuse n’a pas été exaucée. Le doute est  en moi, est-ce que Vonette a pu percevoir toute l’attention que je lui portais, n’a t-elle pas souffert de mes impatiences quand je refusais les insuffisances qui  se manifestaient. Essayant, c’est mon excuse…de retarder l’évolution des choses.
L’histoire était belle, la fin est tragiquement (le mot ne me plait pas) humaine.
Et l’amour dans tout ça. Comment décrire, comment qualifier ce  lien qui persiste. On regarde l’autre comme un autre soi-même. Sur le visage fatigué on lit tout un vécu de bonheur partagé. Je me regarde dans la glace et constate que moi aussi j’ai vieilli ; il ne me reste que le triste privilège de pouvoir encore analyser la situation…et encore !
13 Septembre 2015 La fin de l’histoire est à peine racontable car les soins dits palliatifs à domicile ont été incapables ou n’ont pas voulu abréger 36 heures d’agonie insupportable.
Ne retenez de cette histoire, comme je ne retiendrai que sa partie brillante et joyeuse.
           










lundi 16 septembre 2013

1944-45 : Dans les lignes allemandes, mon journal intime

Les Annales 2013 de la ROYA - BEVERA
Editions du "CABRI"
223 rte de la Monta - BP 52
06540 BREIL-SUR-ROYA
Jean Deramond en 1943 à L'Agandon, aux commandes du bœuf familial !

lundi 4 mars 2013

Mémoires du Tchad






L'ensemble de mes diapositives a souffert du temps et du climat africain mais ces photos restent des documents exceptionnels.



Poursuivant la saisie de mes mémoires, j’ai choisi de relater notre séjour au Tchad. Pourquoi ce choix échappant à l’ordre chronologique de nos séjours ? À une préférence affective pour des séjours marquants comme ceux en Mauritanie et à Madagascar ? La polémique ambiante sur les bienfaits ou les méfaits de la colonisation a orienté mon choix.

Le séjour au Tchad a été caractéristique de la période dite "de décolonisation". Décolonisation, le choix du terme n’est pas anodin, on aurait pu parler de transfert de souveraineté, de transfert des compétences, d’une nouvelle orientation de la politique africaine. En fait, après l’accord sur l’indépendance aux territoires de l’outre-mer, il s‘agissait de maintenir en place des structures d’assistance technique permettant aux pays sinon de poursuivre leur développement tout au moins de fonctionner tout en jouant le jeu du transfert d’autorité. Cela a suscité et continue de susciter de nombreux conflits.

Nous avons assisté à l’épisode spectaculaire de la révolte à Brazzaville mais c’est au Tchad que nous avons Pays de la ceinture sahélienne entre Niger et Soudan, le Tchad est, comme la Mauritanie, un pays de savane au Sud et de désert au Nord, peuplé de deux entités ethniques : les arabes au Nord, les noirs au Sud. L’opposition du monde musulman et du monde animiste partiellement christianisé était déjà sous-jacente à l'époque.

Comment me suis-je vu propulsé au Tchad ? Par le hasard des affectations coloniales. Je venais de passer un long séjour en Métropole pour mon stage de formation (totalement aberrant) de pilote de l'A.L.A.T. (Aviation Légère de l’Armée de l’Air). J'étais, semble-til, tout désigné pour aller prendre la responsabilité d’un district médical resté sans patron à la suite de son décès brutal à Bongor.

Comment nous avons rejoint, fin octobre 1959, en famille avec nos trois filles, ce poste à 250 kilomètres de piste dans le Sud-Est de Fort-Lamy (actuellement N’Djamena) ? Je n’en garde aucun souvenir. La famille de mon prédécesseur ayant été rapatriée, nous avons intégré la case qui nous était destinée.



Nous attaquions l’hiver, c'était la saison agréable, seule une allée de flamboyant nous séparait du fleuve Logone, le Cameroun commençait sur l’autre rive. Nous n’avions plus qu’à faire l’inventaire de l’existant et à prendre nos marques, avec une priorité pour la scolarisation de nos filles.


Bongor était le chef–lieu du district du Mayo-Kebbi partiellement constitué d’une enclave en territoire Camerounais appelé « Le bec de Canard ». Deux lacs : le lac de Tiquem, le lac de Fianga à Léré, et le fleuve Logone, constituaient des réserves d’eau importantes. Dans un passé récent, des hydravions Latécoères en fin de potentiel avaient évacué des chargements de balles de coton vers la France.

A Bongor, le fleuve Logone nous séparait du Cameroun et les liaisons avec le confrère en poste à Yagoua étaient faciles.




Médecin-chef de circonscription médicale, j’avais sous mes ordres trois médecins qui assuraient le service médical des hôpitaux de brousse de Fianga, Léré et Pala. Ces trois médecins appartenaient au corps de santé colonial, sauf en début de séjour où le poste de Léré était occupé par un contractuel d’origine Allemande. Un médecin du corps était affecté au service des grandes endémies, il était plus spécialement chargé de la lutte contre l’onchocercose et les simulies, il occupait une villa de construction récente.
Nous étions hébergés dans une construction de type colonial avec de larges vérandas et le toit couvert de tôles ondulées. Une cuisine annexe permettait au cuisinier de travailler sur les petits foyers à charbon de bois traditionnels. Un grand espace entourait les constructions : la "concession", un espace occupé par une plantation de goyaviers, deux manguiers, et en cours de séjour, une bananeraie et un jardin clos. Souvenir particulier du citronnier qui poussait au ras de la maison et qui nous fournissait abondamment en petits citrons verts, les limes.


La concession médicale au bord du Logone

Nous avons démarré le séjour dans des conditions assez rustiques mais, quelques heures par jour, nous avions le courant électrique pour faire marcher un grand ventilateur à pâles droites très efficace et le « Chicot ». C'était un appareil assez primaire muni d’un ventilateur soufflant sur une couche de copeaux de bois arrosés d’eau par une petite pompe. En saison sèche, l’appareil permettait d’abaisser de quelques degrés la température dans la chambre des filles.
De nombreuses améliorations ont été rendues possibles en cours de séjour grâce à l’aide financière apportée, en cette période de transition, par la CEE (Communauté Économique Européenne). Ce fut notamment la création d’une micro-centrale électrique par l’achat d’un groupe électrogène diesel de grande fiabilité. Ce groupe desservant également l’hôpital permit d’alimenter une salle de radioscopie et d’équiper une salle d’opération climatisée ouvrant les activités de l’hôpital à des interventions chirurgicales.

L’autre amélioration rendue possible fut l’adduction d’eau. Après avoir fait creuser un puits à plus de onze mètres de profondeur dans la nappe phréatique du fleuve Logone, on l'équipa d’une pompe électrique à hydroinjecteurs, donc sûre et contrôlable en surface. Cet équipement me permit d’améliorer le rendement du jardin car avec de l’eau on peut pratiquement tout faire pousser en région sahélienne ! Comme par exemple, mettre en route une cressonnière de trois bassins en cascade, ensemencée grâce à un paquet de cresson tout jauni venu par avion du Cameroun en dotation épisodique de vivres frais. La reconstitution du substrat avec un seau de sang de bœuf prélevé à l’abattoir donnait un rendement et une qualité exceptionnelle. Les conditions climatiques étaient telles qu’un papayer semé pouvait donner ses premières papayes en six mois.

Une autre amélioration fut l’achat, personnel cette fois, d’un congélateur à pétrole « Servel », une marque Américaine fonctionnant grâce à un brûleur à générateur de pétrole de haut rendement et sans fumées. Un exemplaire figure dans mes archives. Ce congélateur nous permettait de stocker la viande de chasse quand celle-ci était bonne, ce qui était pratiquement la règle. Pour notre pot d’adieu, nous avons pu fournir à tous les Européens présents des boissons très fraîches car elles baignaient dans le congélateur rempli d’eau.
Ville moyenne du Sud-Est du Tchad, Bongor était scindée en deux quartiers : sur les bords du Logone, le quartier résidentiel où s'étalaient les cases coloniales anciennes et les nouvelles constructions, dont la résidence de l'Administrateur du district, le collège et surtout l'usine de traitement du coton la « Cotonfran ». De l'autre côté, le village indigène avec ses cases en terre battue. Entre les deux, l'importante concession de l'hôpital et la place du marché. Vers le Sud, la piste allant vers Moundou était bordée de palmiers bouteilles dont on disait qu'ils avaient été plantés, comme les flamboyants, du temps de l'occupation allemande.
Bongor disposait également d'un terrain d'aviation en latérite où se posait éventuellement un Dakota qui parfois nous apportait des vivre frais transitant par Douala.
Un bac permettait de traverser le fleuve Logone. Il était pour moi bien précieux pour accéder à la majeure partie de ma circonscription médicale située dans le bec de canard sur la rive gauche du Logone.
La résidence de l'Administrateur





Les cases "obus"






Bongor était reliée à Fort-Lamy par une piste en terre qui, à la saison des pluies, devenait totalement impraticable. C'est un conducteur d'engins français, Monsieur D., qui avec son équipe, dès la fin de la saison des pluies, remettait la piste en état.

Monsieur D. était marié à une vietnamienne qui était autrefois restauratrice à Saïgon. Lorsqu'ils approchaient de Bongor, nous les fournissions en légumes alors qu'ils nous approvisionnaient quelque fois en viande de chasse. Madame D. était fine cuisinière, elle vivait dans une roulotte qui suivait le chantier et elle poussait le souci de la bonne cuisine jusqu'à cultiver dans des jardinières pendues à sa roulotte des plantes aromatiques pour améliorer l'ordinaire. C'est elle qui nous a appris à faire du jambon de phacochère alors que c'est une prouesse en pays chaud.





Véhicule de service







"Bon-chauffeur" et guides



L'économie locale était une économie de subsistance : mil, patates douces, manioc. Quelques bêtes étaient élevées mais il n'y avait pas de troupeaux importants.

Un Peulh et son troupeau

 Il y avait des bovidés, des moutons, des chèvres. Les chèvres qui divaguaient étaient un véritable fléau pour toutes les cultures d'arbres (que l'on voulait voir grandir).
Le rythme des pilons emplissait l'air du village car la seule façon de consommer le mil était de le piler.
Une seule activité avait une résonance industrielle c'était la culture du coton. Elle avait été imposée par la colonisation.
Les gardes-cercle, une sorte de police locale, imposaient aux gens de la brousse la culture des parcelles de terrains incultes. Cela donnait un coton pas très haut dont la fibre était relativement courte mais dont les quantités de produit servaient à alimenter la « Cotonfran ». Cette dernière avait installée une usine dite d'égrainage c'est à dire que l'on séparait sur place le coton de la graine qui portait la fibre. De grands camions-bennes arrivaient avec le coton en vrac, puis de l'usine sortaient des balles de coton, ensuite transportées vers le port d'embarquement de Douala. Il fut une époque où ce coton a même été transporté par L'activité du coton était une activité importante. Plusieurs européens travaillaient à l'usine et la production alimentait le marché européen.
Il y eut ensuite une tentative de création d'un casier à riz. Sur un terrain propice au bord du Logone, l'Administration installa des diguettes et des canaux pour pouvoir cultiver du riz par irrigation. J'ai connu le directeur agricole qui pilotait cette culture, il avait réussi à former les Bananas à la conduite d'un attelage de zébus qu'il avait lui-même dressé aux labours des casiers avant leur mise en eau.


Le coton

La première anecdote se situe au casier A où le conducteur de travaux, revenant de congés en France, entra un jour dans mon bureau en disant : « Ah, docteur, si vous saviez ce qu'il m'arrive... » Il me raconta alors que pendant son séjour en France les Bananas avaient tout simplement mangé les deux bœufs qui servaient d'attelage pour la culture du riz. C'était une viande gratuite et certainement de bonne qualité !
L'autre aventure fut ma tentative de cultiver de l'arachide. Le terrain de l'hôpital avait une grande emprise et une parcelle était inoccupée de construction, elle servait de "pondoir" municipal dans ce pays où il n'y avait ni WC ni latrines. Ennuyé par cette pollution, un jour je décidais de la mettre en culture. J'ai demandé au directeur du casier A de me prêter son attelage de bœufs, j'ai retourné moi-même la terre de cette parcelle, puis je l'ai ensemencée en arachide au début de la saison des pluies. La récolte a été miraculeuse, j'ai rempli une multitude de sacs 20 d'arachide que j'ai distribué à mes infirmiers – en me disant que mes infirmiers allaient certainement demander à cultiver la parcelle pour avoir de l'arachide l'année suivante. Il n'en fut rien, la terre redevint ce qu'elle était à l'origine : le "pondoir" municipal.
Une activité de transit était la transhumance de troupeaux de bovidés importants venus du Nord-Tchad et destinés à alimenter en viande le Sud-Cameroun où la présence de la mouche tsé-tsé interdisait tout élevage. La transhumance était une véritable aventure car les convois étaient quelquefois attaqués au cours de leur périple par des bandits qui tentaient de s'emparer du bétail. Les pasteurs étaient d'ailleurs armés, ils disposaient d'arcs et de flèches empoisonnées qui pouvaient provoquer rapidement la mort. Ces flèches étaient enduites, sur une petite hampe d'acier susceptibles de rester dans l'homme touché, d'un probable mélange de datura et de cadavérine, afin de faciliter la diffusion du poison. Il m'est arrivé de faire l'autopsie de bandits ayant été tués par ce moyen.
Les Bananas était une tribu qui peuplait la rive droite du Logone. Elle était restée au stade très primitif au point que je disais d'eux qu' « ils n'étaient pas arrivés à l'âge de bronze ». Ils disposaient, pour toute arme, d'un bâton dont ils ne se séparaient pas. Comme habillement, ils avaient sur les reins, serrée à la ceinture, une peau de mouton ou de bique qu'ils laissaient pendre sur les fesses et se promenaient les organes génitaux à l'air. Lorsqu'ils se trouvaient dans une ambiance sociale qui leur était imposée, ils arrivaient à faire disparaître leurs organes génitaux en les glissant entre les cuisses. C'était l'objet d'une très longue préparation car, dès leur plus jeune âge, les Bananas étaient soumis à ce que l'on appelle une « distension du ligament suspenseur de la verge » ce qui leur permettait de tirer sur cette verge pour la glisser, d'un geste rapide, entre les cuisses. Ce geste amusant était appelé par les européens : « le salut Banana ».
La peau de bique qui pendait sur les fesses n'était troussée sur le devant que lorsque les Bananas allaient en brousse et risquaient de se blesser. Ils protégeaient leurs parties génitales en troussant cette peau telle une couche d'enfant.
Ils se promenaient en longue files, scandant des mélopées, sur un trot balancé assez surprenant. C'était une démonstration de force car les Bananas étaient soumis, dès leur plus jeune âge, à « une période d'initiation » c'est à dire qu'ils devaient assurer leur autonomie dans un pays hostile: les plus faibles mouraient, donc, ceux qui arrivaient à l'âge adulte étaient de magnifiques athlètes en parfaite condition physique.
Les femmes étaient également pratiquement nues. Elles avaient en tout et pour tout une petite ficelle autour de la taille à laquelle était accroché un petit écheveau de fil rouge d'une dizaine de centimètres de long terminé par deux nœuds. Ce trousseau de fil rouge permettait d'emprisonner le vagin en fermant les lèvres sur le vagin et de n'avoir ainsi aucune fuite. Lorsque la femme Banana voulait faire sa toilette, elle allait à un point Comme les négresses à plateaux, les femmes Bananas subissaient une distension labiale progressive, restant tout de même dans des proportions raisonnables. Cette distension des lèvres commençait par un petit bouton jusqu'à arriver au bouton d'aluminium de deux ou trois centimètres de diamètre, l'un étant placé dans la lèvre supérieure, l'autre dans la lèvre inférieure.
Les femmes Bananas étaient rasées. Elles fumaient un espèce de brûle-gueule composé d'un petit tuyau métallique et d'un fourneau en terre cuite.
Une petite distinction pour les femmes Toupouri (région de Fianga) qui, elles aussi, étaient nues avec une ficelle autour de la taille, elles portaient devant et derrière des feuilles fraîchement cueillies que l'on baptisait le « chasse-mouche ».
Traversant la concession au cours des visites de l'hôpital avec mon infirmier major, je surpris une  femme Banana devant un petit feu allumé qui avait un nourrisson sur
ses genoux. M'étant enquis auprès de mon infirmier de ce dont il s'agissait, il me répondit : « Elle va certainement procéder au lavement Banana. ». Nous avons donc attendu et, effectivement, elle a disposé sur le foyer un petit récipient avec soit de l'eau, soit une macération. Lorsqu'elle estima que le liquide était suffisamment tiède, elle mit le nourrisson sur le ventre, introduisit dans son anus le tuyau de sa pipe qu'elle avait désolidarisé du brûle-gueule et, avalant une grande gorgée, elle insuffla le liquide dans le rectum de son nourrisson en guise de lavement. Puis, cerise sur le gâteau, attrapant le brûle-gueule au ras, elle aspira une bonne bouffée de fumée de tabac et injecta cette fumée par le tuyau du brûle-gueule dans le rectum de l'enfant.
J'ai coutume de dire – c'est une plaisanterie – que quand elle a enlevé le tuyau de pipe, le petit s'est mis à péter en faisant des ronds de fumée... !



Hommes Bananas (ainsi que les trois hommes sur la page de couverture)



Femmes Bananas



Bananas au marché

Cette anecdote peut contribuer à situer la femme dans la société tchadienne.
Le technicien du casier A était mort à Bongor. Peu de temps après, j’ai reçu une lettre de sa femme qui habitait Toulouse et qui n'avait jamais suivi son mari en Afrique. Elle me disait qu'elle savait que son mari avait eu deux enfants naturels et elle souhaitait adopter ces deux filles. L'une des filles était métissée Peulh, l'autre était Moundang. J'ai dû négocier leur dot, avec l'accord de l'Administrateur, et au final, j'ai payé trois fois plus cher la Moundang que la Peulh. En effet, les Peulhs étaient des femmes de réputation paresseuses et faciles, alors que les Moundangs étaient des femmes supposées courageuses et sérieuses. J'ai tout de même réussi à mener la négociation à bien et à faire embarquer légalement ces deux filles à destination de la France.
Les structures du service de santé du Mayo-Kébbi.
Il existait des structures médicales importantes et, en particulier, quatre médecins du corps des médecins militaires français exerçaient dans le secteur. Ce secteur disposait de quatre lieux de traitements : Bongor, Fianga, Pala, Léré. Dans chaque secteur, il y avait au minimum un pavillon de consultations, une maternité, un pavillon d'hospitalisation. Bongor, le chef-lieu, disposait en outre d'un service de chirurgie avec une salle d'opération aménagée, une pharmacie, un service de radiologie et un laboratoire effectuant les examens principaux, et particulièrement les recherches de bacilles de la lèpre, de bacilles tuberculeux, les diagnostic du paludisme et des filarioses.

En ce qui concerne les sage-femmes, une seule femme Africaine de l'école de Dakar a été affectée au cours de mon séjour. Elle avait quitté le territoire de Madagascar où elle avait servi en tant que sage-femme au harem du sultan du Maroc, alors déporté à Madagascar. Le sultan ayant voulu l'intégrer au harem, elle a préféré quitter Madagascar et a donc été nommée à Bongor. Je l'ai hébergée quelque temps dans une chambre indépendante de ma case car elle n'avait pas de logement.
Les médecins et un sous-officier chargé de l'Administration étaient européens tandis que le reste du personnel était africain : infirmier-chef, matrones, infirmiers, aides-soignants, manœuvres.

En tant que médecin-chef, je disposais d'un budget de fonctionnement qui servait à assurer les soins et l'alimentation des malades. De plus, je recevais une dotation annuelle en médicaments fournis par la pharmacie centrale du service de santé de Fort-Lamy. Les dotations étaient régulières aussi, j'ai trouvé un grand changement lorsqu'en 1972 je suis revenu au Tchad, où deux médecins russes qui servaient en brousse me racontaient qu'ils étaient sans médicament. M'étant enquis auprès du ministre de la santé africaine de l'époque, celui-ci me répondit que les médicaments existaient mais qu'ils étaient stockés à Fort-Lamy et qu'il ne pouvait les acheminer faute de moyens de transport et surtout à cause de l'insécurité qui régnait alors en brousse. C'est avec l'aide de l'ONU qui a accepté de mettre à ma disposition un avion Dakota que j'ai pu acheminer ces médicaments vers les postes respectifs qui attendaient leurs médicaments depuis plusieurs mois. Le ministre n'a accepté ce transport par avion qu'à la seule condition que l'avion porte le sigle "Air Tchad'.

Les fonctions de médecin-chef étaient multiples. Tout d'abord, il fallait assurer l'administration proprement dite à savoir la gestion des crédits, de l'alimentation des malades et la gestion des médicaments. La gestion du personnel était un domaine complexe, c'est dans ce domaine que vont naître les difficultés que l'on connaîtra par la suite avec la décolonisation.

L'autre fonction était une fonction d'inspection. Inspection des médecins sous mes ordres dans les hôpitaux de Pala, Léré et Fianga, inspection qui pouvait avoir des conséquences importantes. En effet, au départ d'un des médecins de l'hôpital de Léré, j'ai été amené à 32 faire une inspection pour m'assurer que l'hôpital, avec du personnel uniquement infirmier, continuait à fonctionner de façon satisfaisante. Au cours de cette inspection, l'infirmier-chef m'interpella en me disant : « Docteur, on voudrait vous montrer deux ou trois cas de malades parce que ces cas nous posent des problèmes. Le docteur qui vient de partir nous a dit que c'était des cas de varicelles mais nous ne sommes pas rassurés. » J'ai donc vu les malades en question et bien sûr le diagnostic s'est imposé à moi : il s'agissait de cas de variole authentique. Cette constatation a provoqué des mesures draconiennes, il a fallu mettre en route immédiatement une campagne de dépistage de la variole et de vaccination collective pour enrayer l'épidémie. L'erreur de diagnostic du médecin qui venait de partir n'était peut-être pas totalement due à son incompétence mais à son désir d'être rapatrié le plus rapidement possible et de ne pas soulever un problème qui l'aurait bloqué sur place pour un mois ou deux encore probablement. D'autant que l'épidémie se situant à la frontière Camerounaise, il a fallu travailler en accord avec les services et les autorités de ce pays.

La consultation était très pénible surtout en saison sèche, très chaude, sans climatisation, sans ventilateur ; les papiers collaient aux avant-bras. Aussi ai-je perdu tout contrôle le jour où un collégien est venu m'exposer ses problèmes métaphysiques : « Docteur, j'ai un problème là... » me dit-il en me présentant le bas de son pantalon. J'ai tout de suite pensé à une maladie vénérienne : « C'est bien, montrez moi ça. ». Il me montre alors son sexe et, me voyant perplexe, il me dit : « Docteur, vous ne voyez pas ? J'en ai une plus basse que l'autre... ». C'est par un violent : « Moi aussi, Monsieur ! » qu'il s'est fait éjecter du cabinet.
Un autre domaine d'intervention était la consultation de l'hôpital. Les malades passaient d'abord au dispensaire pour un tri des cas pris en compte par les infirmiers. Lorsqu'un cas dépassait la compétence de l'infirmier, il m'était adressé et j'étais chargé de consulter les malades ainsi sélectionnés. C'était une activité importante qui, bien souvent, se terminait par l'hospitalisation des intéressés.



Dispensaire
Une des activités du médecin-chef était d'assurer la bonne marche de l'hôpital et pour cela, tous les matins, une visite était assurée dans les services de chirurgie, de maternité et de médecine.

J'avais pris l'initiative d'installer dans l'hôpital des « boucarous » (des petites cases indigènes en terre couvertes de paille) afin de faciliter la vie des hospitalisés car l'assistance familiale était une chose très précieuse pour tout hospitalisé. J'avais imposé aux malades d'être présents au moment de la visite, sur leur lit ou leur bat-flanc (une grande partie de l'hospitalisation se faisait sur des bat-flancs munis de nattes locales) de façon à pouvoir contrôler les traitements en cours et l'évolution de la maladie.
Il y avait quelquefois de graves maladies, un des principaux problèmes de Bongor était les morsures de serpents. Les Africains avaient assimilé le fait que la médecine européenne disposait de sérum antivenimeux et donc, dans certains cas, on pouvait sauver les gens des morsures de serpent. Malheureusement, certains malades nous arrivaient après deux ou trois jours de marche en brousse. Une des morsures de serpent particulièrement grave était celle de « l'Echis carinatus », un serpent dont le venin provoquait la lyse des hématies c'est à dire que les globules rouges éclataient dans le sang. Malgré les mesures mises en place, les autres maladies comme le paludisme, et en particulier le paludisme pernicieux, se soldaient quelquefois également par des échecs.



Tombeau de notable

Mais, en général, on arrivait à faire une médecine valable quoique parfois contrariée par la coutume locale. En effet, il m'est arrivé d'avoir des malades que j'arrivais à tirer d'affaire et, passant le soir en contre-visite, je constatais une amélioration. Le lendemain matin, lors de la visite, je constatais tout à coup une aggravation de la maladie de l'intéressé.
Ayant fait mon enquête, j'ai appris que la coutume Banana voulait que lorsqu'une personne avait vécu un certain temps il était normal qu'elle fasse la place à d'autres, et que ses héritiers puissent hériter de son bétail pour pouvoir faire la fête et manger de la viande. La procédure était très simple : personne ne tuait l'intéressé mais la famille se réunissait le soir et s'empilait sur les bords du bas-flanc du malade au point pratiquement de l'étouffer. M'étant adressé au député local, Monsieur Dobio, je me suis entendu répondre : « Mais Docteur que voulez-vous, ce type là, dans son temps, a probablement tué son père... Alors qu'on le liquide aujourd'hui, c'est une chose normale. » Il m'est D'autres coutumes m'ont interpellé, notamment celle de la constatation de la défloration des certaines jeunes filles dès leur puberté. On m'amenait la fille pour constater qu'elle avait été “dévergée”, comme disaient les autochtones. Le but était matériel, il s'agissait, grâce au certificat médical que j'accordais, d'obtenir le paiement de la dot par les parents du jeune homme qui s'était un peu trop approché et qui, en la déflorant, avait fait perdre la valeur marchande de la fille. La technique locale pour guérir la jeune fille de cette petite incartade était de lui emplir le vagin de piment.
Autre activité relativement remarquable : la délivrance de certificat d'âge apparent. Le Tchad ne disposait pas d'un état civil valable et, lorsque des personnes postulaient soit pour une entrée au collège, soit pour un départ à l'armée, soit pour prétendre à un poste administratif, elles avaient besoin d'un extrait de naissance. Cet extrait était établi par l'Administrateur au vu de certificats que j'établissais sur l'âge apparent de l'intéressé. Il m'est arrivé d'être sollicité pour modifier des certificats d'âge apparent car, en fonction des souhaits de chacun, on estimait qu'on pouvait être plus jeune pour pouvoir rentrer au collège et plus vieux pour rentrer dans l'Administration.


Le collège Bananas

Le confrère des grandes endémies se consacrant uniquement à la lutte contre l'onchocercose, il me revenait de prendre en compte les épidémies de variole et de méningite cérébro-spinale. (voir plus haut)
Parmi les activités hospitalières, il y avait le contrôle du laboratoire et en particulier dans la recherche du bacille de Hansen (bactérie responsable de la lèpre) et dans la recherche de paludisme pernicieux.
J'assurais assez régulièrement des radioscopies soit pour répondre à un diagnostic de fractures, soit pour dépister la tuberculose qui commençait à faire des ravages en Afrique.
J'assurais également les cas les plus difficiles d'accouchements. Il m'est arrivé de pratiquer un accouchement sur une femme venue de brousse dont l'enfant n'avait pas pu passer et qui était mort-né depuis deux ou trois jours. L'ensemble s'était infecté et je n'ai pu intervenir qu'en inondant le bassin de réception de grésil de façon à masquer l'odeur de pourriture qui se dégageait du vagin de la femme. En faisant une manœuvre interne, j'ai pu tirer sur par un pied le fœtus mais j'ai eu une grande émotion quand, au moment de faire passer la tête, la colonne cervicale a cédé sous la pression. Je me suis dit qu'il n'était pas question de faire une césarienne sur un enfant mort-né surtout dans les conditions d'infection qui existaient. Par chance, j'ai pu accrocher le maxillaire inférieur du fœtus et, avec beaucoup de patience, j'ai pu extraire l'ensemble. Cela m'a demandé un long travail dans des conditions pénibles.
Étant donné les installations dont j'avais pu doter la formation hospitalière, j'assurais des opérations qui n'avaient pas été pratiquées jusque là. La mise en place de cette salle d'opération me permettait d’intervenir dans des conditions adaptées. J'avais aussi obtenu d'aller rencontrer un confrère chirurgien à Moundou qui, en quelques jours, m'avait initié à la technique de la césarienne. J'ai donc pratiqué une césarienne pour la première fois sur une femme Banana. Les Bananas n'admettaient pas l'intervention médicale, considérant
qu'une femme qui n'avait pas accouché par les voies naturelles devait mourir car c'était le signe d'une faute. Cette femme avait été prise en charge par les Sœurs de
la Communauté, elle avait déjà eu deux enfants mort-nés. Les Sœurs sont venues me voir en me disant : « voilà docteur, le père et la mère de ce bébé sont d'accord pour une intervention. » J'ai donc accepté d'intervenir mais j'ai dû opérer avec la tribu Banana à la porte de ma salle d'opérations... Je ne sais pas le sort qui m'aurait été réservé si mon intervention s'était soldée par un échec.
Ce jour-là, la Sœur infirmière de la Communauté m'a demandé si elle pouvait pratiquer l'aide opératoire. J'étais, bien sûr, plus que partie prenante car cela ne pouvait que faciliter mon intervention. On s'est heurté à une petite difficulté car la Sœur était en robe et en cornette, elle a demandé à la Mère Supérieure si elle pouvait momentanément abandonner ses habits pour revêtir la tenue de chirurgien. Ayant reçu l'autorisation, c'est avec un plaisir fou que cette Sœur a accepté de participer à l'opération. Nous avons eu la chance de sauver la mère et l'enfant et cela a été pour nous une grande satisfaction, au point que la Mère Supérieure et la Sœur infirmière ont accepté de venir boire un pot à la Cette Sœur infirmière est tombée amoureuse d'un prêtre missionnaire, c'était un garçon remarquable. Normalement, l'amour aurait pu porter ses fruits... mais la Communauté fût intraitable. La Sœur infirmière a été réintégrée dans la Communauté pratiquement au secret, tandis que le prêtre missionnaire a été changé de secteur. Dure loi du dogme catholique.
D'autres interventions ont eu lieu dans ma salle d'opérations. Un jour, j'ai opéré un blessé de l'abdomen par arme blanche, victime d'une éventration avec certaines anses grêles qui commençaient à sortir. Le gendarme qui m'avait ramené le blessé m'avait demandé s'il pouvait assister à l'intervention, je n'y voyais pas d’inconvénient et lui donnais une blouse blanche. J'ai donc ouvert la paroi et commencé à traiter l'intestin grêle qui avait été lésé. Surprise, j'ai découvert un ver solitaire qui, trouvant la position inconfortable, était en train de migrer vers l'extérieur. A la vue du spectacle, le J'ai été appelé à intervenir un jour pour un chanteur américain. Le centre culturel américain de Fort-Lamy avait détaché à Bongor une chorale chargée d'animer un spectacle au collège. L'un des chanteurs, en bâillant trop fortement, s'était décroché la mâchoire. Ce n'était pas une lésion très très grave et la réduction d'une luxation de la mâchoire était une opération relativement simple. Mais, ayant à faire à des Américains, je tenais à marquer l'effort que faisait la France dans les équipements hospitaliers. J'ai alerté mon infirmier-major, nous avons mis en route la climatisation, nous avons aménagé la salle d'opérations avec le grand scialytique allumé et la mise en scène d'une grande intervention. J'ai pratiqué cette réduction de façon extrêmement rapide. Par la suite, j'ai reçu les félicitations de l'Ambassade des États-Unis à Fort-Lamy, étonnée de la structure hospitalière de la brousse tchadienne.
Enfin, une intervention témoignant de la résistance du sujet Africain. Je suis intervenu, un jour, sur un omphalocèle (hernie ombilicale du nouveau-né) dû à un cordon mal ligaturé, un petit paquet d'anses intestinales étaient extériorisées. Comme l'enfant venait de brousse, on avait mis quelques chiffons plein de sable sur la hernie. J'ai mis plusieurs heures à nettoyer minutieusement, une à une, les anses intestinales au sérum physiologique tiède. J'ai réintégré le tout et traité la hernie ombilicale. Malgré un traitement antibiotique mis en route, j'étais très pessimiste sur le résultat et suis rentré me coucher en disant à mon épouse que je n'avais pas grand espoir. A ma visite le lendemain matin, le nourrisson était au sein de sa mère et tétait avec bonheur.
La léproserie était un service à part, un service d'isolement situé à un peu plus d'un kilomètre de Bongor vers le sud. Elle était tout près de la Communauté des Sœurs. Ces dernières animaient l'école dite européenne des cours primaires et un dispensaire que j'alimentais.
Les lèpres étaient quelquefois très invalidantes, c'était un service très lourd à supporter. Les Sœurs le faisaient avec beaucoup d'abnégation et de courage. Les lèpres pouvaient être invalidantes au point que les lépreux perdaient des doigts aussi bien aux pieds qu'aux mains et quelquefois le nez avec une plaie béante de la face. Ces lèpres étaient particulièrement contagieuses contrairement à la lèpre tuberculoïde qui ne présente aucun danger de contagion. Je souriais lorsque je voyais certains spécialistes de la lèpre embrasser une jolie Africaine atteinte de lèpre tuberculoïde sachant pertinemment qu'ils ne couraient aucun danger.
Quand je suis arrivé au Tchad, nous étions encore dans une phase de transition acceptable, en ce sens qu'il y avait effectivement un Président (Tombalbaye), une chambre des députés et, à côté de ça, une Administration avec des conseillers techniques encore Européens. C'était le cas pour le service de santé de Fort-Lamy où un Médecin Colonel était conseiller du Ministre de la Santé publique.
A l'échelon local, le préfet et le sous-préfet, européens, issus de l'Administration coloniale, étaient encore en place. Mais déjà, les députés locaux exerçaient leur autorité, comme le député Dobio qui venait me voir assez souvent à l'hôpital. Il était originaire du coin, il avait été formé par les Sœurs de la Communauté, il était péniblement arrivé jusqu'au Certificat d’Études. Il avait été élevé sous la coupe des Chrétiens lorsqu'un jour je l'ai vu arriver dans la concession de mon hôpital en grand boubou blanc et djellaba...
« Qu'est-ce qu'il vous arrive Monsieur le
Député ? »
« Docteur, je me suis fait musulman. »
« Vous vous êtes fait musulman ? »
« Et oui, qu'est-ce que vous voulez, je voulais pouvoir épouser une autre femme. »
Sur le plan Santé, j'ai connu deux ministres. Le premier était d'origine Tchadienne du Sud, il était relativement cultivé. Je l'avais reçu en inspection et je m'étais permis de l'inviter chez moi. De retour à Fort-Lamy, ce ministre m'avait envoyé un bristol pour me remercier de l'accueil qu'il avait reçu. Malheureusement, je crois qu'il n'appartenait pas à la tribu dominante et il a disparu du circuit. 
C'est Monsieur D.S.R, un ministre originaire de la région du Mayo-Kébbi, qui a été choisi par le Président Tombalbaye pour lui succéder. D.S.R n'était pas arrivé jusqu'au Certificat d’Études. Il était venu en inspection à Bongor, après lui avoir fait visiter le service, j'avais fait une intervention au cours d'une petite réception pour le remercier de sa venue. A ce moment-là, le Chef de Cabinet lui a envoyé un grand coup de coude dans les côtes en lui demandant à voix basse de me répondre. Ce brave Ministre a été incapable de mettre un mot devant l'autre. Ça ne l'empêchait pas de dire : « je connais bien les problèmes des médecins étant moi-même infirmier vétérinaire ». En réalité, les infirmiers vétérinaires tchadiens étaient des manœuvres à qui l'on avait appris à piquer les bovidés lors des campagnes de vaccination pour lutter contre les épidémies qui sévissaient dans les troupeaux. C'était la seule formation qu'ils avaient reçue.
Monsieur D.S.R étant intervenu directement et manifestement par favoritisme dans les mutations de matrone exerçant dans mon secteur, j’ai adressé à mon Ministre une lettre assez vive, je le reconnais, de protestation. Le Ministre s’en est plaint à mon supérieur, le Médecin colonel, son conseiller technique, lequel m’a adressé une lettre d’observation disant notamment : « Croyez-vous, Deramond, que vous auriez écrit une lettre pareille à un Ministre Français ? ». La réponse fut rapide : « Il ne s’agit pas, mon Colonel, d’une question de couleur mais d’une question de valeur. Si mon Ministre Français avait été aussi minable que mon Ministre Tchadien, il aurait eu doit à la même lettre. ».
Une dégradation nette de la situation s'est produite lorsque le préfet et le sous-préfet européen de Bongor ont été remerciés et renvoyés en Métropole ayant refusé de truquer la loi électorale. Il y a eu d'abord ce que j'ai appelé « la révolte Banana » : un beau matin, on a vu arriver en grand défilé des colonnes entières de Bananas, bâtons à la main, scandant leurs chants de guerre. Ils voulaient investir la résidence de l'Administration en place pour présenter leurs revendications. Il faut dire que nous avons été très très très inquiets de l'évolution de la situation car l'Administration ne disposait que de quarante-cinq gardes-cercle peu virulents pour se défendre contre cette troupe considérable de Bananas. Bien que n'étant pas armés, on pouvait craindre le pire. La révolte a été "calmée", en quelque sorte, par la venue du Président Tombalbaye lui-même. C'est au cours de cette visite du Président que le médecin des grandes endémies et moi-même avons pu avoir une entrevue avec lui. Nous lui avons alors exposé les difficultés que nous rencontrions pour assurer la gestion de nos services, en particulier à cause des interventions intempestives du Ministre de la Santé qui, pour un oui ou pour un non et pour des raisons purement personnelles au gré de ses fantaisies, mutait infirmières et matrones. Le Président Tombalbaye nous a dit qu'il prenait conscience de nos difficultés mais, étant donné que Monsieur D.S.R représentait une ethnie importante, il était obligé de compter sur lui pour asseoir son autorité, il lui était donc impossible de faire quoi que ce soit. Il nous demandait de nous adapter à la situation présente en nous promettant cependant d'essayer d'intervenir. Comme nous lui avions proposé de nous en tenir au rôle de Conseiller, il nous a confirmé dans nos responsabilités pleines et entières.
Il faut croire que le Président fut de parole car je n'ai plus vu mon Ministre jusqu'à la fin du séjour. Quelquefois, mes infirmiers disaient le matin : « Docteur, le Ministre est passé cette nuit, il allait dans son fief à Fianga. » Le Ministre préférait passer de nuit pour éviter probablement de me rencontrer.
Avant l'entrevue avec le Président Tombalbaye et étant donné les difficultés que j'avais à gérer mon service, j'avais adressé à mon supérieur une lettre demandant mon rapatriement anticipé vers la Métropole. Cette lettre est restée en instance un certain temps et, après mon entrevue avec le Président, j'ai repris ma démission. Avec mon épouse, nous avions déjà préparé les cantines et avisé le personnel que nous quittions Bongor. Ce qui n'était pas sans les inquiéter car nous étions l'assurance d'un emploi.
Un accrochage plus sévère a eu lieu quelque mois après. Il devait être dix heures du soir, j'étais en intervention à la maternité, j'avais été appelé par la sage-femme pour un accouchement difficile lorsqu'un infirmier est venu me dire : « Docteur, le chef du cabinet du Ministre vous demande ». Je me vois encore en blouse blanche avec mes gants, tenant mes mains en l'air, m'avançant vers la porte et la véranda où m'attendaient le chef de cabinet et son escorte. Je lui ai demandé quelle était la raison de sa visite, ex abrupto il me dit :
« Docteur, vous êtes un sale colonialiste ! »
« C'est parce que je suis un sale colonialiste qu'à dix heures du soir je me débats pour mettre au monde un petit Tchadien. »
« Non, non, ce n'est pas pour ça, docteur, c'est parce que je suis à Bongor depuis deux jours et vous ne m'avez même pas invité à boire un pot chez vous. »
« Monsieur le chef de cabinet, venez demain matin à neuf heures, je vous ferais visiter l'hôpital, je vous exposerais tout le travail que nous faisons et vous pourrez en juger. Quant à venir boire un pot chez moi, je vous dis tout de suite : c'est non. »
J'étais excédé et fatigué. Après avoir terminé l'accouchement, je suis rentré chez moi vers minuit et j'ai dis à mon épouse : « Tu sais, on peut refaire les valises, il y a de grandes chances pour que je sois viré très rapidement. » Par chance, la population locale et les élus tchadiens ont défendu ma cause et il n'y a eu aucune suite à cet accrochage.
Parallèlement, le médecin de Fianga, le jeune médecin-lieutenant Noël, a eu lui aussi de grosses difficultés avec le sous-préfet africain. La première difficulté fut une question de mobilier et de pure jalousie de la part du préfet. Les médecins recevaient du mobilier de la coopération européenne alors, considérant que le médecin avait du mobilier beaucoup plus valable que le sien, le sous-préfet envoya des gardes récupérer le mobilier du médecin en le laissant sans rien.

D'autres difficultés beaucoup plus importantes eurent lieu le jour où Noël, face à une épidémie de variole, eu le malheur de commencer sa campagne de vaccination au plus près des premiers cas de variole c'est à dire sur l’exploitation expérimentale de Tikem où étaient des européens. Le sous-préfet m'envoya une lettre de reproches assez virulente (cf. : annexe) disant que le docteur Noël n'avait pas vacciné en priorité le personnel de l'Administration de Fianga.
Autre reproche fait à son encontre : avoir transmis les notes du personnel directement par la voie technique c'est à dire son supérieur hiérarchique (moi-même) en C'est assez excédé par ce séjour africain que Noël est rentré en Métropole, il n'a pas fait une longue carrière coloniale.
Concernant les problèmes liés à la “décolonisation”, une histoire mérite d'être ajoutée à ces mémoires. L'épisode se passe au Gabon, cinq ans après, Monsieur Omar Bongo avait succédé à Léon M’Ba. Tous les médecins de la coopération alors en service à Libreville sont invités un jour, par le Président lui-même, à se réunir dans l'amphithéâtre de l'hôpital. Médecin, colonel, conseiller du ministre de la santé en tête, nous sommes tous réunis lorsque nous voyons arriver Monsieur Omar Bongo et son escorte et, surprise, les caméramans de la télévision Gabonaise. Nous subissons alors un véritable réquisitoire contre ces médecins français corrompus, prévaricateurs, qui ne sont là que pour faire de l'argent. La manœuvre était grossière, Monsieur Omar Bongo, qui n'avait pas le charisme de Léon M’Ba, voulait démontrer son autorité et son indépendance vis à vis de la France Une réunion des médecins, sans notre patron, eu lieu chez moi dés le lendemain matin. D'un commun accord, nous avons estimé que nous n'avions pas à accepter un pareil affront et avons demandé notre rapatriement. Quand j'ai informé notre chef hiérarchique, le Médecin Colonel C., de notre décision, celui-ci m'a dit avec gravité : « Vous pouvez le faire mais tous vos camarades qui sont au tableau d'avancement cette année seront rayés de la liste et je verrais moi-même les étoiles de Général me passer sous le nez. », tout en ajoutant que l'Ambassadeur de France avait reçu les excuses du Président. L'offense était publique, les excuses (si elles ont existé) sont restées confidentielles. Par solidarité pour les camarades qui risquaient d'être sanctionnés, nous avons avalé la couleuvre en constatant aussi que nous pouvions être salis sans que nos autorités réagissent officiellement. Diplomatie oblige !

Epilogue:

Je souhaite que vous trouviez, dans ces quelques souvenirs, le témoignage d'un de ces quelques mille médecins qui, comme moi, ont vécu avec plus ou moins de facilité d'adaptation cette période que l'on a aussi baptisée « période d'Africanisation des services ».







Jean DERAMOND