Pages

mercredi 21 décembre 2011

Nos 65 ans de mariage



Après nos noces de diamant fêtées avec nos filles et gendre en polynésie et qui furent l'objet d'une belle croisière familiale. Nous avons renouvelé l'expérience de réunir cette fois la grande famille ( cousins, frères et soeurs, enfants et petits-enfants) pour fêter cette fois nos 65 ans de mariage heureux.
C'est à Castérino, à l'auberge des Mélèzes, reçus par les très charmants et hospitaliers Mme et Mr Boulanger que nous nous sommes tous retrouvés pour trois jours de bonheur dans cette région , l'arrière pays niçois dont je suis issu par ma mère. Le village de Breil sur Roya, restant le berceau de la famille maternelle.

Char à voile à Cherrueix

J'aime le char à voile et à 87 ans, je continue d'aller régulièrement parcourir la baie du mont St Michel par temps de vent bien orientés. Quelle sensation de liberté et de vitesse.....Moi et mon Seagull.(cliquer sur le lien)

mardi 20 décembre 2011

Préface


La Vie !

Une vie vaut-elle la peine d’être racontée?

Que représente-elle- dans l’océan  de la multitude et dans l’espace temps de l’éternité?
      
      Pourtant tel un jalon  sur le parcours de l’espèce humaine elle peut-être un témoignage d’une époque, d’un espace  qui marque une génération.
En ce temps d’évolution exponentielle de notre humanité, où la tradition orale n’a plus le temps de s’exprimer , écrire  reste le moyen de communiquer et de laisser aux  nouvelles générations ou, pour être plus modeste, à nos descendants le souvenir d’un vécu riche en péripéties et en  aventures humaines.
Le 20em siècle a été marqué par deux guerres mondiales. La première et ses suites politiques ont imprégné mon enfance. La seconde a terriblement marqué mon adolescence et le début de ma vie d’adulte. J’aurai peut-être l’occasion d’en parler un jour. Mais la période de ma vie la plus représentative me semble être la période dite “coloniale” pour deux raisons : la première c’est parce qu’elle s’inscrit  dans la grande aventure des nations dites développées, l’autre parce qu’elle coïncide avec  une vie conjugale et familiale qui elle aussi est, peut-être,  la marque du temps.

Mémoires de Mauritanie


SAINT RAPHAEL

 Thèse en poche, galons de lieutenant sur la manche je reçois ,avant d’être admis à l’école d’application du service de santé des troupes coloniales à Marseille, ma première affectation de Médecin à l’hôpital  militaire de Fréjus. Sylvie qui a trois mois, Vonette et moi sommes hébergés dans une chambre d’hôtel à St Raphaël .
Professionnellement , c’est l’exemple type de ces situations que l’on analyse qu’à posteriori faute d’expérience et de référence à  un vécu.
Ce que l’on appelait la mise en condition des troupes était la base de l’action médicale et les fameuses vaccinations T.A.B.D.T ont laissé un souvenir tenace à plus d’un appelé du contingent. N’apparaissaient elles pas comme une des épreuves majeures de la période d’instruction? À plus d’un titre d’ailleurs, parce qu’elles étaient douloureuses, s’accompagnant assez souvent de fièvre, parce qu’un jeûne de 24 heures était imposé et que faites en fin de semaine elles entraînaient  la suppression des permissions.
C’est la pratique de ces vaccinations qui est un exemple de la récession que venait d’accuser la France à la suite des destructions et de l’occupation allemande.
Il était pratiqué par séances plusieurs dizaines de vaccinations. Pour faire face je disposais  d’une vingtaine d’aiguilles disparates  dont la “stérilisation” était assurée en les passant après usage d’un haricot  à un autre bouillant sur le poêle à charbon   chauffant l’infirmerie.
Une série d’abcès de la fosse sus épineuse s’étant déclarée  dans un contingent l’institut Pasteur de Marseille avait délégué un équipe de Médecins  venus faire des prélèvements. Je n’ai jamais eu connaissance des tésultats de l’enquête.

Probablement habitués à une vie difficile, les coloniaux savaient faire preuve de camaraderie, de confraternité. Ce fut le second fait marquant de ces deux mois vécus dans la Sud-Est.
Jeune Médecin, dernier arrivé, je  me suis retrouvé promu au rang de Médecin de Garde de l’hôpital militaire  pour les fêtes de Noël et donc condamné à passer mes nuits de garde sur place.
Peu de temps avant le repas du soir j’ai eu la visite de l’officier d’administration gestionnaire de l’hôpital, bénéficiant  dans l’enceinte de l’hôpital d’un logement de fonction.
Il était venu s’enquérir de mon installation et ayant appris que  mon épouse et ma fille étaient à l’hôtel à St  Raphaël  il m’a dit “on va envoyer un véhicule les chercher et vous pourrez ainsi réveillonner avec nous en famille , nous sommes sur le réseau téléphonique de l’hôpital, on peut très bien vous joindre chez moi.”
La surprise de Vonette à la vue d’un jeune chauffeur militaire venu la chercher fut grande  autant que notre joie de nous retrouver, pour Noël , par la grâce d’un officier de Santé.
Quelques jours après nous rejoignions Marseille avec d’autres préoccupations en tête.


MARSEILLE

Hébergés dans un hôtel conventionné près de la Gare St Charles dans des conditions tout juste acceptables, nous étions à l’étroit avec notre bébé de quatre mois. Fort heureusement Vonette nourrissait au sein et nous pouvions faire face avec un moral approprié à un avenir professionnel qui ne s’annonçait pas très brillant.
Pour compenser le retard survenu dans mes études pendant la guerre j’avais été autorisé à cumuler ma cinquième et sixième année de médecine. J’avais donc rejoint au Pharo la promotion 45  promotion où les éléments de valeur ne manquaient pas.
Or le choix des affectations outre-mer se faisait en fonction du rang au concours de sortie de l’École d’application.
Une parenthèse pour  expliquer cette formation complémentaire qui survenait après six ans d’études en Faculté civile et la thèse de Doctorat en Médecine. Pendant six mois, encadrés par des professeurs agrégés de pathologie tropicale, cours et travaux pratiques nous préparaient à notre métier de Médecin de “brousse”
Un test intermédiaire et un concours final assuraient le contrôle des connaissances.
Nous étions environ 80 stagiaires et dés le début nous savions que 17 postes étaient disponibles en Afrique et que le reste du contingent échouerait en Indochine où la guerre en cours exigeait des moyens santé considérables.
Or le choix de l’affectation se faisait dans l’ordre de classement de sortie
Compte tenu de mes conditions d’études, de mon classement à l’école de Bordeaux et de mes capacités propres face à des “cracks” j’étais persuadé que le séjour Indochinois était inéluctable. Avec Vonette nous avions retenu cette hypothèse et avons cru gérer au mieux notre problème familial. Nous avions 27 ans et après un séjour de 30 mois  en célibataire obligatoire en Extrême Orient  nous aurions eu 30 ans avant d’envisager un deuxième enfant  et près de cinq ans auraient séparé  le premier du second. Vonette aurait tout le temps de pouponner en mon absence et donc nous pouvions tenter l’aventure d’une nouvelle grossesse .
C’est peu de temps après la certitude que le deuxième était en route que le classement intermédiaire tombe : 18em  sur 80. J’avais donc une toute petite chance de pouvoir choisir un poste en Afrique en confortant l’acquis.
Vonette poussant Sylvie dans son landau m’accompagnait au Mess où quelques fois au Pharo. Le grand parc surplombant l’entrée du vieux port était une promenade agréable. Sylvie était un bébé très souriant. Les grands et des petits se penchaient volontiers sur elle pour l’admirer. C’est probablement ce qui lui valut de contracter une coqueluche sévère  pas très favorable à une vie en hôtel et à une atmosphère de travail intensif  devenu nécessaire pour maintenir mes chances. Les parents Le Bonhomme acceptèrent de prendre Sylvie en charge, Jeanne, l’aide fidèle de la maison, put assurer l’intendance avec beaucoup d’efficacité.
Je suis sorti du Pharo 19em. Deux médecins mieux classés que moi , dont le major de promotion, ayant choisi l’Indochine, j’ai pu choisir l’Afrique et voilà comment Vonette, enceinte, eut droit à son passage bateau pour m’accompagner.

VOYAGE

Finalement à l’issue du Pharo j’avais pu opter pour l’Afrique Occidentale Française territoire de colonisation qui regroupait  les pays sahéliens francophones dont en particulier le Sénégal, la Mauritanie et le Centre Afrique.
Comment imaginer aujourd’hui, où on trouve déjà long le temps d’embarquement à Roissy ou Orly  et un vol de quelques heures, un départ par voie maritime?
Pour la première fois nous avions préparé les cantines, la malle cabine. Les cantines,ces contenants en tôle, en vente dans toutes les boutiques portuaires, constituaient la dotation type de tout partant de longue durée outre mer. On y entassait tout ce que l’on pensait devoir être indispensable, conscients que leur acheminement ne serait pas chose facile et pas toujours immédiat. La malle cabine elle était la dotation permettant  de faire face aux besoins vestimentaires journaliers; de dimension réduite en hauteur elle pouvait se glisser sous les couchettes des cabines bateau.
Comme un embarquement aujourd’hui , l’embarquement maritime comportait tout un cérémonial préambule à une traversée par mer. Hôtels de passage où étaient regroupés les partants, gare maritime, embarquement par la passerelle du bord, réception par un garçon de cabine qui aidait à prendre possession de la cabine et vous informait du “protocole” de vie à bord. Combien de films ont repris la scène du départ: passerelle que l’on lève, amarres larguées, cloche de manoeuvre qui tinte, coup de sirène et sur le quai la foule qui salue les partants.
Tout à notre joie de partir et surtout de partir en famille nous n’avions pas trop prêté attention au bateau qui devait nous transporer le “MEDDI 2”. Vieux bateau qui disait-on avait servi de transport de troupes pendant la guerre; les cales avaient -elles  été  réellement bétonnées pour colmater la corrosion? Ce qui était certain c’est que ce bateau naviguait avec 7 degrés de gîte à bâbord. Bateau à vapeur, chauffé au charbon, sa machinerie faisait battre le bord au rythme régulier des 80 coups/minute de son piston unique, fièvre permanente parfaitement en accord avec la température ambiante chaque jour un peu plus chaude puisqu’on ne disposait d’aucune climatisation.
Ce ne fut pas une partie de plaisir pour Vonette. Enceinte et nauséeuse elle était contrainte d’aller préparer  régulièrement les bouillies de Sylvie aux cuisines  surchauffées. Mais la plus grosse déception fut la fête du bord . Nous avions acheté en prévision de la réception et du bal une jolie robe  très moulée que Vonette portait à ravir. Hélas quelques jours avaient suffi pour que la robe devienne trop étroite et nous avons été privés de réjouissance.
Peu importait, nous voguions vers l’Afrique. Stoppés devant Casablanca nous avons été bien secoués par l’escadre de Méditerranée qui sortait du port. Les trois jours qui nous séparaient ensuite de Dakar ont été sans problème.
La traversée  nous donna l’occasion de côtoyer d’anciens “coloniaux”. Un couple qui rejoignait Dakar s’enquit de savoir si nous avions une caméra. Comment aurions nous pu nous payer un tel luxe alors que les fonctionnaires qui partaient outre mer ne percevaient aucune prime de départ aucune dotation de base pour “acheter du champagne vous n’en trouverez pas en brousse” disaient certains. De plus la solde perçue au départ était divisée par deux du fait du change en francs C.F.A.
Il faut absolument que vous ayez une caméra insistèrent nos amis Dakarois, surtout avec vos enfants vous allez vivre des moments inoubliables. “Vous n’avez pas d’argent on vous fait une avance” Pour la deuxième fois nous avons pris conscience de cet esprit particulier de ceux qui acceptaient l’expatriement.
C’est  une “EMELà tourelle qui couvrit notre séjour Mauritanien.
La réception des nouveaux arrivants était bien codifiée . La voiture du Médecin Général nous attendait au quai pour nous conduire à la case d’hébergement dans l’enceinte de l’hôpital. Le programme de la journée était fixé: entrevue avec le Médecin Général, chef du service de santé de l’A.O.F dans la journée, réception à son domicile le soir, en famille pour le dîner .
L’entrevue avec le général devait déterminer mon affectation définitive. Je savais que deux postes étaient à pourvoir dont un au service d’hygiène et de prophylaxie en Centre Afrique.
J’espérais bien, ayant l’intention de me spécialiser en Microbiologie obtenir ce poste.
La décision du Médecin général, le Général L..., était inébranlable , je devais aller remplacer le Médecin lieutenant P... à Kaédi en Mauritanie. Kaédi? Une carte achetée à Dakar nous permit de situer  ce village de basse Mauritanie sur le fleuve Sénégal à quelques 450 kms de l’océan à l’intérieur des terres. Nous n’avions que peu d’idées sur la façon de rejoindre ce poste d’affectation.
Le repas du soir, chez le Médecin général fut marqué par une anecdote amusante. Invités par un “boy” en tenue impéccablement blanche à passer à table nous nous trouvâmes devant un bol de liquide sur lequel surnageaient des jolies petites fleurs multicolores, repérées plus tard comme étant du pourpier. Nous trouvions que la présentation de ce bouillon froid était assez originale; quand on a vu le maître de maison déplacer le bol sur sa droite, nous avons compris qu’il s’agissait de rince-doigts.


LE DÉPART VERS KAEDI.

Quittant Dakar, sa foule, ses boubous colorés et ses marchés odoriférants, nous découvrions l’odeur du poisson séché, nous avons embarqué le lendemain à bord de l’autorail qui dans la journée devait nous conduire à Saint Louis du Sénégal. St Louis était alors à la fois le chef lieu des territoires de Mauritanie et du Sénégal, Dakar ayant rang de chef lieu de l’Afrique Occidentale Française.
C’est au Mess de garnison que nous avons été hébergés le soir; chambres agréables, restaurant, terrasse de café ombragée et température clémente grâce à une brise de mer bien établie. Pour le moment c’était presque l’euphorie après avoir vu défiler la brousse sahélienne, ses épineux et ses baobabs , ses villages de cases rondes, ses troupeaux de boeufs à bosse et de moutons.. Oh bien sur il y avait bien l’odeur toujours très présente du poisson séché et les mouches qui nous imposaient de mettre sur le verre le carton qu’habituellement ont met en dessous.
Les jours qui suivirent furent  plus angoissants. Il était question que notre acheminement sur Kaédi se fasse par le  “Sinn” une barge à vapeur, sans cabine , faisant quelques haltes en chemin pour approvisionner la chaudière en bois de chauffage. ce n’était pas sans poser de sérieux problèmes pour notre tout jeune bébé.
Autre confrontation à la réalité, la mise en garde du médecin colonel M..., patron alors pour la Mauritanie: “vous ne pourrez pas garder votre famille avec vous pendant la saison sèche, il faudra l’envoyer à Port Etienne. Port Etienne servait alors de centre de repos aux “coloniaux” soumis à de longs séjours.
Un Médecin Capitaine en repli à St Louis pour y faire soigner ses dents augmenta notre inquiétude: “Ce sont des salauds, envoyer un médecin avec un enfant, en attente d’un second à Kaédi c’est inadmissible, il faut refuser”
Ce n’est qu’à moitié rassurés que nous avons embarqué sur le Bou-el-Mogdad, petit cargo mixte moderne assurant sa première remontée sur Podor grâce à la crue suffisante du fleuve Sénégal. Pour notre plus grand bonheur, on verra la suite, la saison des pluies venait de commencer et nous échappions ainsi à l’épreuve peut-être pittoresque mais combien pénible du Sinn.
Nous disposions à bord du Bou-el-Mogdad d’une cabine qui, même si elle n’était pas climatisée était confortable. De la passerelle on dominait le pont inférieur ou grouillait une foule s’affairant autour de petits fourneaux africains pour y préparer soit le thé, soit le repas.
Nous devions découvrir plus tard que le Bou-el-Mogdad était tout un symbole animant la vie du fleuve en saison des crues au rythme de deux remontées par mois de St Louis à Matam.
Pour l’heure, la crue n’étant pas suffisante, c’est à Podor que nous avons débarqué; Podor où la brise de mer arrivant encore, bien que tardivement vers 11 heures ou minuit, un sommeil confortable était encore assuré.
De Podor nous avons rejoint Kaédi par la piste. Le docteur Prat venu nous chercher à bord d’un command-car de la résidence ( désigne l’administration locale gérée par un administrateur des colonies portant nom de résident) est arrivé sous pression, à son avis nous étions exposés à essuyer une tornade avant la fin de la journée.
L’embarquement de nos caisses se fit dans la précipitation et le véhicule, en reculant a écrasé notre caisse de vaisselle. Nous n’étions pas riches en matériel et condamnés à vivre sur un pays aux ressources très limitées.
Nous avons pris la piste en début d’après midi faisant connaissance par la même occasion avec les pistes de latérite ou de “potopoto” argile déjà détrempée par les premières pluies. C’est là que nous reçûmes notre baptême Bas-Mauritanien. La basse Mauritanie se trouve en région sahélienne  et recevait à l’époque environ 350mm d’eau par an répartis sur trois mois. Les premières pluies survenaient toujours sous forme de tornades extrêmement violentes dont le scénario était toujours le même.
A mesure que nous avancions Prat nous en faisait observer les prémices, c’était le ciel qui sur l’horizon prenait une couleur d’encre. Le vent se levait et bientôt  d’immenses tourbillons soulevèrent le sable en draperies ocres voilant totalement le paysage. La tempête de sable qui nous cingla la peau précéda de peu le déluge d’eau qui s’abattit sur nous. Vonette assise à la droite du chauffeur protégeait  Sylvie avec un molleton. Prat et moi-même assis sur les caissons de marchepied recevions à la fois la pluie et la boue soulevée par les roues. Une petite halte à M’Bagne nous permit de réparer, en partie, les dégâts. Prat en petit boubou et short claquait des dents et disait “je vais faire un palu”. Un lange extrait d’une cantine servit à le frictionner et le réchauffer. Nous avions hâte d’arriver à Kaédi car une deuxième tornade pouvait succéder à la première et détremper un peu plus la piste.
A peine arrivés et pas encore douchés nous recevions une invitation à un “méchoui”  à la Résidence. Bien sur cela partait d’un sentiment d’accueil et d’hospitalité très réconfortant mais après ce baptême nous pensions bien pouvoir nous reposer.
Notre voyage était terminé, le but était atteint  et la réalisation d’un long rêve nous empêcha de prendre conscience que nous venions de débarquer pour quelques années dans une case en terre couverte de tôles et ayant comme seules fermetures des grillages moustiquaires.
C’était rudimentaire et pourtant tout nous paraissait dans l’ordre logique des choses.


        SÉJOUR.

Trente sept mois de séjour dans un pays aussi marquant que la Mauritanie ne sont pas sans encombrer la mémoire. Certaines impressions, certains souvenirs se recoupent et plus que l’histoire d’un séjour ce sont les facettes  de cette période que je préfère sélectionner.

L’ambiance à elle seule va nous conduire à parler du pays, du climat, des gens, des conditions d’hébergement et de vie.
Le  fleuve.
Tous nos séjours ont été marqués par le signe de l’eau. Mers ou fleuves nous avons toujours eu à notre porte ce symbole de vie et d’évasion. C’est particulièrement vrai pour les pays sahéliens où nous avons vécu au bord du Sénégal pour la Mauritanie, au bord du Logone au Tchad.
À Kaédi nous étions séparés du fleuve par une petite plaine inondable et 


relié à celui-ci, à la saison des pluies, par une digue bordée de fromagers immenses nous envahissant de kapok quand les gousses s’ouvraient.
En saison sèche, simple rivière que le Sinn, bateau à fond plat avait du mal à remonter halé par toute une équipe de matelots, le Sénégal avait des crues crues de plus de 12 mètres. Il inondait alors la plaine de son affluent le Gorgol sur près de 35 kilomètres.
C’était l’époque où le Bou el Mogdad pouvait remonter jusqu’à Matam et un LCT, engin de débarquement hérité de l’armée américaine jusqu’à Kayes au frontières du Soudan (Mali).
Route obligée lorsque les pistes étaient coupées par les inondations et les pluies c’est par  là que nous arrivait, une fois par semaine, le courrier acheminé en pirogue depuis Kayes et le train Dakar-Niger.
La circonscription médicale était dotée d’une pinasse arcachonaise qui permettait les tournées médicales sur le fleuve et vers un dispensaire de brousse à Magama; tournées souvent jumelées avec celles de l’administrateur.
Faute de pinasse la pirogue servait de moyen habituel de locomotion et une tournée à Magama a été une véritable épopée de plusieurs jours. Chargée de ravitaillement et de médicaments, la pirogue était propulsée par deux solides piroguiers dont le carburant, m’avait recommandé un ancien colonial, était la viande et la bouillie de mil. Sous les épineux, mimosés couverts de fleurs jaunes, nous avancions admirant les myriades d’oiseaux colorés, les nids d’oiseaux tisserand et les varans plongeant à notre approche.
Tant sur le Sénégal que sur le Gorgol une navette incessante de pirogues souvent chargées ras bord de femmes debout la calebasse sur la tête assuraient le transport d’une rive à l’autre tandis qu’au milieu du fleuve les pêcheurs relevaient leurs lignes ou lançaient leur épervier.
Le fleuve était le lieu de baignade de toute la population, on venait y faire sa toilette, sa lessive et comme l’atmosphère était souvent très sèche nous assistions au spectacle de jeunes femmes prenant leur bain puis faisant sécher leur pagne en le tenant quelques instants étendu à bout de bras dans la brise.
Le fleuve était aussi notre détente du soir en saison sèche. Une pirogue nous emmenait quelques centaines de mètres en amont du village pour y trouver des eaux plus pures et nous pouvions nous baigner, délice suprême quand il fait dans la journée plus de 40 degrés, dans des piscines naturelles.

Une grande partie des échanges commerciaux passaient par le fleuve car même quand ils pouvaient circuler les camions étaient rares; des Citroën P45 fatigués, aux lames de ressort tenues par des fils de fer mais que des chauffeurs inventifs et bricoleurs arrivaient toujours à amener à bon port sans autre préoccupation que d’arriver...un jour.
Le village vivait au rythme des saisons et du fleuve, les cultures les plus riches se faisaient sur les terres inondées après le retrait des eaux.
Un événement, en saison des pluies venait déclencher la fête pour toute la population, c'était l’arrivée du Bou el Mogdad. Au jour prévu de son arrivée, le “téléphone arabe” ayant annoncé son escale à Boghé, les enfants grimpaient dans les collines de la Résidence et faisaient le guet. Dés que les mâts du bateau apparaissaient dans un méandre du fleuve ils déferlaient dans le village et on entendait une rumeur monter nous mettant nous mêmes en alerte. C’était un déferlement vers le fleuve ou déjà était rangé sur la rive d’accostage et pour protéger les manoeuvres de la foule, un détachement de gardes cercles chéchia rouge sur la tête et chicotte ( fouet en nerf de boeuf ou en peau d’hippopotame) à la main. Quand une autorité était annoncée, la chicotte était remplacée par le fusil pour présenter les armes et un détachement de gardes maures en boubou et chèche bleus  venait renforcer les effectifs.
L’arrivée était saluée par les youyous des mauresques et les tam-tams des toucouleurs. Mais la musique diffusée par les hauts parleurs du bord arrivait à dominer la situation déversant le tube à la mode “toi ma petite folie”.
Le Bou amenait dans ses cales quelques vivres frais qui établissaient un lien tenu avec une autre civilisation.
C’était aussi, pour les quelques européens du lieu l’occasion d’accueillir et d’héberger, faute d’hôtel, les nouveaux arrivants ou les hôtes de passage.


        LE DÉSERT

Il y a 50 ans le désert était à environ 35 kilomètres de Kaédi, actuellement il arrive aux portes de l’agglomération.
Entre le désert et nous s’étendait la zone sahélienne dont l’aspect variait avec une intensité qui n’avait d’égal que les variations de climat. Brûlée par le soleil l’herbe prenait une couleur de paille et seuls les épineux et les euphorbes donnaient encore vie au paysage. Malgré cette apparente rudesse les troupeaux de boeufs importants, chèvres et moutons, chameaux le plus souvent entravés peuplaient cette brousse inhospitalière. La faune sauvage n’était pas moins abondante, élégantes gazelles, hyènes peu sympathiques, chacals toujours présents, outardes,troupeaux de pintades animaient les tournées en brousse. Il m’est arrivé de capturer un porc épic; il m’a faussé compagnie la nuit  laissant dans mon pick-up quelques piquants que j’ai longtemps gardés.
Dès les premières pluies le paysage se transformait totalement, l’herbe poussait véritable explosion verte et la chute des températures aidant  on aurait pu se croire en Normandie.

Deux peuples nomades se partageaient ou se disputaient, suivant les circonstances, le terrain et les points d’eau: Les peuhls essentiellement attachés à leurs troupeaux qu’ils étaient capables de suivre des journées entières avec une simple gourde d’eau pendue à un bâton posé sur l’épaule.   Les Régueibats, maures descendants, selon leur tradition orale, des conquérants de Poitiers, vivant en tribus nomadisant à la limite du désert et dont les
campements composés de tentes en poil de chameau ne pouvaient être retrouvés qu’avec un bon guide connaissant parfaitement les  parcours de nomadisation et les points d’eau.
Enfin une ethnie plus sédentaire ou asservie aux maures s’occupait des rares cultures de djieri (zone non inondable ).


LES BORDS DU FLEUVE.

C’était la partie essentiellement agricole de la Mauritanie. Sur les terres inondables dont le limon gardait l’eau le temps d’une récolte, poussait le mil, le sorgho, le maïs, les patates douces et dans les plaines de Magama un riz rouge qui faisait notre régal. Depuis grâce à une irrigation contrôlée, les techniciens européens ont aidé au développement de la culture du riz et des cultures maraîchères au point de transformer les habitudes alimentaires. C’est dans cette vallée et au bord des oueds que l’on retrouve les villages où se partagent cases de terre rondes couvertes de paille et cases carrées de briques d’argile séchée au toit en terrasse.


        LE CLIMAT

C’est un climat sans nuance propre à toute la région sahélienne marqué par deux saisons très tranchées la saison sèche et la saison des pluies.
C’est à partir du mois d’avril que l’on prenait conscience de la remontée inéluctable de la température et de l’assèchement de l’atmosphère. Chaque jour  on frisait des records et les draps mouillés étendus sur les berceaux des filles pour les rafraîchir, des chutes de 10 degrés, séchaient en 20 minutes. Nous n’avions ni ventilateur ni climatiseur puisqu’il n’y avait pas d’électricité. Toute activité entre midi et 16 heures était arrêtée, on attendait que cela passe. Le soir bien souvent  nous allions assister à un tam-tam en attendant des heures plus clémentes pour profiter de quelques heures de sommeil acceptable à condition de dormir sous la véranda.
L’inconfort devenait total quand approchait la saison  des pluies. Début Juillet à la chaleur s’ajoutait une atmosphère lourde et humide favorisant l’apparition de la “bourbouille” avec cette sensation désagréable d’avoir des milliers de petite aiguilles plantées dans la peau.

C’est l’époque, la première année de notre séjour, où Sylvie nous a gratifié de micro abcès cutanés que je devais régulièrement inciser.
Les premières tornades, si elles apportaient un répit de quelques heures, surtout si elles survenaient la soir, ne parvenaient  à rendre la vie acceptable qu’à l’installation régulière des pluies début septembre.
Une tornade de nuit était un accident bénéfique et redouté. Bénéfique car elle assurait une fin de nuit confortable mais dès la première alerte il fallait évacuer la véranda, rentrer les couchages et le berceaux. Dans notre première case sans huisseries nous subissions alors le vent de sable et quant enfin la pluie tombait, il nous est arrivé de nous frayer un chemin avec un balai pour accéder à une douche particulièrement bien venue.
L’hiver s’installait progressivement en Novembre, c’est la période où on soufflait. 10 à 12 degrés la nuit faisaient oublier la “galère” de la saison sèche. En tournée dans le Nord, il m’est arrivé d’avoir froid sur mon lit “Picot” mal protégé.
Une éternelle brume de sable entretenue par des vents froids venus du désert donnait au paysage une allure triste et monotone.
Le soleil et  la chaleur reprenaient progressivement leurs droits à partir de Février.


          LA CASE.

Notre “case” de fonction ne ressemblait en rien à la Résidence abritant l’administrateur et les services, véritable forteresse sur la colline dominant le village.
C’était une case en “poto poto” quand même agrémentée d’un enduit à la chaux. Elle était couverte de tôles ondulées  et  était dotée d’une véranda circulaire dont un des cotés était aménagé en cabinet de toilette; Mais il n’y avait ni portes ni fenêtres et seuls des grillages moustiquaires évitaient l’effet hangar.
L’eau était fournie par deux bidons de 200 litres. L’un inférieur était approvisionné tous les jours par une corvée de prisonniers. L’eau était pompée par le “boy”une à deux fois par jour dans le réservoir supérieur qui alimentait le lavabo et la douche. Le soleil servait largement de chauffe eau. Il était même préférable de prendre sa douche sitôt l’approvisionnement fait si l’on voulait profiter d’un peu de fraîcheur.
Les mêmes prisonniers de droit commun assuraient le service des tinettes. Dans un coin de la concession une petite construction en terre abritait des toilettes constituées d’une planche et d’un seau. Une petite ouverture donnant sur la rue permettait à la “corvée” d’intervenir. Je ne me souviens pas s’il nous 


est arrivé d’être aux toilettes à ce moment là.
Dans le coin opposé de la concession une autre construction en terre  était
 occupée par une cuisine sommaire équipée de deux fourneaux à charbon de bois et domaine réservé du cuisinier. Notre construction datait probablement de la conquête c’était une des plus belles cases affectées aux “coopérants”. Seul le vétérinaire disposait d’une construction moderne en dur.
À mi séjour, grâce à l’intervention du FIDE fond d’investissement et de développement européen nous avons vu construire notre logement en dur. Fuyant le bas fond du village j’ai pu faire implanter le chantier sous la résidence . Comme une “queue de crédit” nous avait permis d’avoir accès à un mobilier modeste mais sortant du “Louis caisse” nom donné au mobilier local fabriqué avec des bois de récupération, nous avons terminé le séjour avec un confort que nous avons apprécié. Un puits creusé près de la maison m’avait même permis de lancer un certain nombre de cultures : cressonnière, haie de prosopis, des arbustes orgueil de chine et même des arbres, les flamboyants. Le luxe!

        LE PERSONNEL.

Coté positif pour des nouveaux débarqués la présence d’un personnel de maison légué avec la succession. Oh il n’est nullement question d’un personnel à la française surtout en Mauritanie mais la maîtresse de maison se trouvait quand même soulagée dans bien des domaines où seul du personnel local était adapté à la situation. Ce qui caractérisait la relation avec le personnel africain à l’époque c’est qu’il n’y avait aucune prise de distance, aucun heurt. Cuisinier, “boy” , garde d’enfant ou lingère étaient intégrés à la vie de tous les jours. D’autre part dans le village ce personnel jouissait d’une certaine notoriété car c’était les seuls avec les fonctionnaires à bénéficier d’un emploi rétribué.
Le boy arrivait tôt le matin souvent porteur du pain fabriqué localement  dans de petits fours de terre et vendu sur le marché c’est à dire sur un plateau posé à même le sol. Nous avons longtemps gardé AG... . Il était plus grio que boy  et s’amusait souvent à jouer du tam-tam Toucouleur dont le son variait par pression des cordes sous le bras. Sylvie dansait au son  du tam-tam tandis que la gardienne d’enfant accompagnait de battements de main le rythme varié des danses africaines.
Le cuisinier “venait aux ordres” vers 10 heures ramenant  quelquefois les commissions commandées la veille, un poulet “de course” par exemple appelé ainsi car  c’étaient de petits poulets très hauts sur pattes vivant en liberté picorant les débris de mil tombés des pilons.
Lorsque les vendeuses peuhls venaient proposer leurs boules de beurre nageant dans une calebasse de lait, c’est le cuisinier qui en jugeait la qualité et la quantité à acheter.
Les cuisiniers étaient souvent d’anciens tirailleurs bénéficiant donc de l’aura de ceux qui avaient voyagé.
Notre second cuisinier,cumulant les fonctins de boy et cuisinier, était encore plus proche de nous. Tout d’abord j’avais sauvé son enfant d’une déshydratation certaine car sa jeune femme ayant sans doute tardé à nourrir avait fait un engorgement mammaire rendant les tétées impossibles. En l’absence de tire-lait ou d’alimentation artificielle, d’ailleurs à proscrire en brousse, il avait fallu apprendre à la jeune mère à tirer son lait et nourrir son enfant.
AG....., c’était le nom du cuisinier, arriva un jour très triste. Il raconta à Vonette que sa femme n’ayant pas obtenu le foulard de tête qu’elle réclamait se refusait à tout “service”. Le problème fut rapidement résolu, Vonette assura l’achat du foulard.
La lingère elle prenait le linge le matin et elle arrivait le soir le linge repassé plié dans une grande bassine portée sur la tête. Avec ses boubous et son foulard de tête colorés elle avançait avec ce déhanchement particulier des africaines nanties, glissant les pieds sans à coup.
Quand le tam-tam était lancé elle participait un moment à la fête et Sylvie la voyait arriver avec plaisir..
Si je rapporte avec tant de détails ces scènes africaines c’est pour dire non au mythe du colonialisme oppresseur maintenu par ceux qui aujourd’hui exploitent sans retenue et sans considération les ressources du continent noir, J’aurai l’occasion de revenir sur ce constat.
Nous sommes revenus Vonette et moi quarante ans après en Mauritanie. Nous avons été accueillis à l’aéroport de Noukchott par une des filles de mon infirmier chef HB..., fille qui avait d’ailleurs bénéficié du landau d’Anne que nous avions laissé à H....- F... a évité à Vonette de subir de la part d’une grosse douanière agressive une fouille au corps humiliante. Sa soeur Zainabou, pharmacienne à Nouakchott nous a hébergé avec ce sens de l’hospitalité propre à la Mauritanie d’alors.
A notre arrivée à Kaédi, H... avait réussi à mobiliser un des rares véhicules pour nous amener du  terrain d’aviation au village. Il fut fier de nous recevoir dans sa maison en dur ou la plus belle chambre nous était réservée. Aux relations de patron à subordonné s’était substituée une relation d’estime réciproque au point de pouvoir parler de notre foi par exemple; H... est un musulman très pratiquant. De parler aussi des difficultés traversées par le pays au départ des européens: luttes ethniques aux quelles sa famille avait échappé étant métissé arabe toucouleur, régression des services d’Etat.
H...  durant tout notre premier séjour avait été mon véritable bras droit. Par sa double appartenance, il m’a initié aux us et coutumes des différentes ethnies, m’évitant certainement bien des faux pas, me permettant de gagner assez rapidement la confiance des gens au  point de pouvoir examiner en fin de séjour les femmes maures venues en consultation, relation impensable même en pays d’Islam doux.
C’était aussi mon guide et mon interprète, jamais une tournée de brousse n’a manqué son objectif et c’est avec une certaine satisfaction qu’il venait m’annoncer “ Docteur il doit y avoir des cas de variole à Tougoudé”.
Au cours de notre second séjour, HG..., lui, servit avec une attention toute particulière de garde à Vonette quand elle se promenait dans le village pour la protéger des enfants curieux de voir et de toucher, voire de harceler cette vieille européenne aux cheveux blancs.
H... tint aussi à nous montrer qu’il avait fait des progrès culinaires et il arriva un jour avec un magnifique plat de crudités, le comble du luxe en Mauritanie, parfaitement agencé.
Un garçon qui avait gardé un moment nos filles est venu me raconter “Tu te souviens Docteur du jour ou tu m’as dit il ne faut pas rester “ petit boy”, ça ne mène à rien, il te faut apprendre un métier. J’ai décidé de partir à Dakar. Ma mère a été très malheureuse car j’apportais un peu d’argent à la maison. J’ai appris le métier de tailleur, j’ai maintenant deux boutiques une à Dakar, une à Kaédi.
La lingère, elle, avait fait des enfants. Dans sa grande concession parfaitement entretenue elle nous a montré l’importante lessive que chaque jour ses deux filles et elle traitaient, signe d’une parfaite réussite.
Cette réussite en particulier de la génération qui a suivi notre séjour et probablement le séjour d’autres  métropolitains le personnel nous en rendait responsable parce que probablement à notre contact nos gens avaient perfectionné leur français et surtout appris à sortir de la routine quotidienne. La pédagogie par l’exemple semble avoir été rentable .


        L’ISLAM.

Dans un village d’un peu plus de 4.000 habitants, nous ne connaissions que 4 ou  5  personnes qui avaient renoncé à la loi islamique. C’étaient d’anciens tirailleurs qui avaient pris goût à l’alcool après des séjours prolongés en métropole. À eux, seuls, on pouvait demander de sacrifier un cochon pour améliorer notre ordinaire. Ils prenaient directement leur récompense en remplissant une vieille boite de conserve du contenu des diverses bouteilles qui garnissaient notre bar. Devant notre mine effarée le cuisinier, avec une certaine commisération nous avait dit qu’il fallait les laisser faire, que c’était très bien comme ça. Peut-être n’étaient-ils pas les seuls à avoir découvert l’effet euphorisant de la “drogue” car j’avais un certain succès avec mes prescriptions de Biodynamine un fortifiant alcoolisé qui avait reçu l’aval d’un marabout de Dakar, aval parfaitement reproduit sur l’étiquette du médicament.
Mais à ces exceptions folkloriques près, la pratique par l’ensemble de la population de la religion islamique a marqué d’une façon forte notre présence en basse Mauritanie où, en pays toucouleur, les pratiques étaient les plus manifestes.
Les garçons, à l’âge scolaire passaient obligatoirement par l’école coranique. Soustraits à leur famille, sous les ordres d’un maître ils apprenaient à lire à voix haute, en commun, les versets du Coran. Dans note première case nous n’étions séparés de cette école que par un mur de terre et nos siestes étaient “bercées” de ces anonnements monotones et lancinants.
Formés au dénuement, les enfants étaient pratiquement nus sous une simple chasuble de grosse toile à la teinte incertaine. Pour se nourrir ils étaient astreints à aller solliciter de concession en concession leur subsistance. Une boite de conserve pendue à une ficelle à la main ils se postaient  à l’entrée des cours et récitaient des versets du Coran. Dans la préparation des repas de toutes les familles était prévu la petite dîme que l’on déposait dans la boite de conserve et qui contribuerait à nourrir élèves et enseignants.
Ces lois de l’hospitalité avaient un caractère plus que sympathique, attachant, contagieux.
Comment ne pas être sensible au fait que quelque soit le campement que l’on atteignait on recevait, outre un accueil ouvert, la calebasse de lait ou de “Zrich” composé de lait fermenté d’eau et de sucre et plus tard le plat de mil  et de mouton. dans les campements les plus pauvres on se voyait offrir le poulet que les enfants avaient attrapé à grand-peine, pour l’offrande.
Cette hospitalité avait pour ceux qui avaient des revenus fixes, un coté parfaitement contraignant  car au nom de cette loi du partage, parents proches, parents éloignés, connaissances venaient régulièrement émarger au plat du jour.  Une grande bassine émaillée pleine à ras bord était plantée au milieu d’une natte et les hommes accroupis autour puisaient avec leurs mains la bouillie de mil qu’ils transformaient avec application en petites boulettes rapidement englouties.
Un de mes infirmiers est venu un jour me réclamer son affectation dans un petit dispensaire de brousse condamné, par les pluies, à l’isolement 5 mois par an. M’étant étonné de le voir abandonner lui, un bon infirmier apprécié, le chef lieu et un certain confort il m’a répondu: “Docteur je n’en peux plus, j’ai trop de gens à nourrir autour de moi alors si je vais à M’bout , pendant un an ou deux, avant que le reste de ma famille me rejoigne, je vais souffler un peu.
A notre retour en Mauritanie, lors de notre passage à Nouakchott, N..., la fille d’H... nous avait fait part de ses inquiétudes : “Mon père est trop bon, il va jusqu'à s’endetter pour pouvoir nourrir tout le monde”. Et de fait, lors de notre séjour à Kaédi, nous avons pu nous rendre compte que au moins trois parasites réguliers, au solide appétit étaient nourris chaque jour sur la dotation d’une famille déjà nombreuse.
Malgré son caractère contraignant, cette loi de l’hospitalité déteignait sur les européens eux-mêmes
En l’absence d’hôtel et même de case de passage en première partie de séjour, l’accueil des arrivants, soit par la piste en saison sèche soit par le Bou-el-Mogdad en saison des pluies, était la règle. Ayant reçu du renfort pour contrôler une épidémie de méningite sévissant sur les deux rives du fleuve au Sénégal et en Mauritanie, nous nous étions retrouvés à huit couchant sous les vérandas. Nos deux filles et nous bien sûr, un infirmier de l’institut Pasteur de Dakar et sa femme (les C...), le médecin capitaine D...., y fils d’amiral, et un lieutenant méhariste qui ayant cassé son dentier attendait, par courrier une nouvelle prothèse avant d’aller rejoindre son goum dans le désert. C’était en pleine saison sèche et toute la nuit le pauvre petit frigidaire à pétrole était sollicité. Il nous est arrivé en ce temps là de dépenser la paie du mois en boissons et ravitaillement et de passer des mois sans manger en tête à tête avec Vonette le soir. Comment expliquer à ma mère par exemple qui s’étonnait, à notre premier retour, de nous voir sans économies que la vie que nous avions vécue avait été aussi pour nous une vie de partage; d’autant que les soldes n’avaient rien de mirobolant.
La solidarité n’était pas le seul point fort de cet islam qui je le précise était et reste un islam doux. Le vol n’existait pas en Mauritanie et pratiquement tous les condamnés de droit commun étaient emprisonnés pour des voies de fait, des vengeances, des crimes d’honneur ou crapuleux. En dehors des vols de bétail, entre ethnies, qui s’apparentaient plus aux razzias je n’ai jamais eu connaissance d’un problème de vol. Pour les nomades, les quelques provisions qu’ils transportaient sont enfermées dans des tassoufras outres en peau fermées par un cadenas  d’art maure très sophistiqué. Comme je m’étonnais, auprès de mon infirmier de ce luxe de précaution alors qu’un simple coup de couteau suffisait à éventer la tassoufra, mon infirmier scandalisé me dit: “ça docteur jamais!”
De même épuisés par une tournée particulièrement pénible et ayant travaillé des heures à désembourber le pick-up chargé il nous fallut accepter de bivouaquer près d’un village. Comment mettre le véhicule et surtout son chargement en sécurité? Il suffit de l’avancer dans le cimetière me dit H..., là docteur personne n’y touchera.
Le jeûne du Ramadan était d’autant plus un événement qu’en raison du décalage du calendrier musulman le ramadan durant notre séjour survenait en pleine saison sèche. Malgré l’autorisation de s’alimenter et boire la nuit, j’ai vu mes infirmiers perdre en quatre semaines plusieurs kilos. Vers une heure de l’après midi le personnel s’affalait dans les coins d’ombre de l’hôpital attendant prosternés ce fameux moment où on ne distinguerait plus un fil blanc d’un fil noir.
Ayant été obligé, pour contrôler une épidémie de faire une tournée en brousse je n’avais pas eu le courage de boire, tandis que la véhicule roulait, à la face de mon personnel observant le jeûne. Pourtant nous roulions de jour, dans la fournaise, contrairement aux tournées moins urgentes où l’habitude était de rouler de nuit pour ménager hommes et matériel.
Aux rituelles prières journalières s’ajoutaient les grandes prières en commun de la  fête du mouton et de la sortie de jeûne.
La prière journalière rentrait dans le rythme domestique. C’est ainsi qu’à l’heure de l’apéritif le soir, une fois le premier service assuré pour les invités il était d bon ton d’attendre la fin de la prière du soir pour faire un nouvel appel.
La prière en commun, dans la grande plaine inondable au pied du village était un véritable spectacle. Un millier de pratiquants en grand boubou blanc ou légèrement bleuté s’agenouillant avec un ensemble parfait  alors que dans le village régnait le silence, les femmes effectuant leurs prières en privé dans les concession, donnait une idée de l’impact de la religion sur le pays.


        LES MAURES

De cet impact religieux vient sans doute, en partie, le souvenir très fort  que nous avons gardé de notre séjour mais un autre paramètre a eu au moins autant d’importance c’est le fait de côtoyer, de vivre pendant trois ans au contact des maures et sans verser, comme certains jeunes administrateurs de notre connaissance dans la “bidanisation” absolue, (“bidanes”nom commun des maures), de subir quand même l’influence très forte d’une civilisation peut-être stoppée dans le temps mais particulièrement vivante.
Le premier choc reçu était sans doute de découvrir ces personnages largement exploités depuis par les dépliants publicitaires. Quelle image effectivement que celle d’un guerrier maure sur son chameau. Ces yeux sombres aperçus dans la fente du chèche semblant  défier les espaces et le temps. On les a baptisé les hommes bleus. Et  effectivement leur peau très blanche que le sang parait avoir abandonné et que le soleil n’effleure jamais prend la couleur des vêtements et du chèche teintés fortement et sans mordançàge par la guinée. Depuis ayant vu en Amazonie les indiens et leur roucou je me suis interrogé sur le rôle de ces colorants. Ces peuples n’utilisent pas de savon et pratiquement pas d’eau, les colorants les préservent de toute affection cutanée, comme les boules d’ambre emprisonnées dans un coin de la “Nélaffa”(grande pièce de tissu dans laquelle les femmes s’enveloppent) les imprègnent d’un 

parfum constant.
Les maures sont des peuples indépendants et fiers qui ne reconnaissaient que l’autorité bien établie.Nous avons eu l’occasion d’assister aux réceptions en
tribus nomades du gouverneur de la Mauritanie et à ce moment là c’était Mesmer , non pas un administrateur sortant de l’E.N.A, l’ancienne école d’Administration, mais un guerrier, un ancien des Forces Françaises Libres. Et il est certain que le faste des réceptions, les grandes fantasias où chevaux et chameaux rivalisaient de prouesses, les grands tam-tam et les “you-you” des femmes, les coups de feu répétés témoignaient d’une joie particulière à recevoir: le Chef.
Témoignage suprême d’attachement le sacrifice de la chamelle blanche sacrifice rituel exceptionnel auquel nous avons pu assister.
C’était aussi les longs palabres sous la tente où Gouverneur, administrateurs, chefs de tribus réunis tentaient de mettre un terme à un différent sur des puits, sur des terrains de nomadisation, voire à des insoumissions plus ou moins larvées.
Guerrier dans l’âme le maure avait  un attachement particulier à deux choses, son arme et son chameau. Son arme fusil acheté ou fusil de “traite”. Le fusil de traite était fabriqué sur place par des malems, les forgerons maures capables de fabriquer un fusil avec un bout de tuyau de chauffage central. Bien sûr ces fusils qui s’armaient par la gueule à la poudre noire n’étaient pas d’une sécurité à toute épreuve et j’ai reçu quelques blessés dont le pouce gauche avait été emporté par l’explosion du fusil. Les plus beaux fusils étaient incrustés, sur la crosse de plaques de cuivre et d’argent ciselées. Ayant cassé la crosse de mon simplex “Manufrance” le malem de Kaédi le dota de deux plaques de couches d’argent ciselé; comme de plus c’était un fusil qui avait tué gazelles outardes et autre gibier il était une arme très convoitée. C’est Housseynou qui en hérita très fier de ce legs.
Les maures étaient des tireurs redoutables. Quand je devais remercier un guide qui m'avait mené sur un troupeau de gazelles Housseynou me disait: “donne lui une cartouche, pour lui ça représente deux gazelles”. En effet le chasseur maure était suffisamment patient pour attendre d’avoir à portée de tir deux gazelles alignées. J’aurai l’occasion de reparler de cette capacité guerrière dans les circonstances plus dramatiques de la guerre dans le Tibesti au Tchad.
Le chameau, le méhari, plus particulièrement, était l’objet de soins attentifs car de sa forme, de ses réserves calculées en fonction de la hauteur de sa bosse dépendait la rapidité et l’aptitude a poursuivre plusieurs jours un raid entrepris. Les gardes maures avaient en général au moins deux chameaux: Celui de l’administration qui servait aux missions journalières et donc n’avaient pas le temps de constituer des réserves de nourriture et le chameau de réserve , propriété personnelle du garde, laissé en pâturage et que l’on utilisait exceptionnellement pour des missions importantes, voire franchement offensives contre les rezzous.




        LES FEMMES MAURES.

Elles étaient soumises à une hiérarchie beaucoup plus sensible et visible que chez les hommes. En effet leur situation sociale était jugée à leur poids. L’obésité, signe extérieur de richesse, était en outre considéré comme le gage de peaux agréables au toucher. Certaines femmes de grande tente (tribus importantes) dépassaient allégrement les cent kilos et certaines ne se déplaçaient plus qu’avec beaucoup de difficultés trônant des journées entières sous la tente. Faro, coussins de cuir richement décorés, servantes attentives à leurs besoins, rien ne manquait à leur confort et à l’affirmation de leur “dignité”.
Cette évolution pondérale était le fruit d’une coutume qu’il m’est arrivé d’observer dans la tribu de l’interprète Maure de l’administrateur: Elie. Sa fille venait de débuter sa puberté. Elle avait été placée sous une tente qu’elle ne devait pas quitter. Autour d’elle veillaient deux ou trois servantes, nous répugnons nous, européens, à employer le mot d’esclave mais c’est le statut que les artanies se reconnaissaient eux-mêmes. Ces servantes approvisionnaient régulièrement cette jeune fille en calebasse de lait et l’obligeaient  à boire, utilisant éventuellement la menace du fouet. Cette cure d’engraissement, cette alimentation inadaptée qui s’étalait sur plusieurs mois assurait vraisemblablement une dégénérescence métabolique et hormonale qui assurait une obésité à vie. Le corollaire était un haut degré de stérilité chez ces femmes et la disparition progressive des maures typiquement blancs par métissage avec des femmes de castes inférieures voire avec des servantes artanies d’origine noire plus aptes à procréer.


        US ET COUTUMES.

J’ai déjà évoqué  le sens de l’hospitalité de ce peuple maure Vonette a eu l’occasion d’en bénéficier alors qu’elle m’avait accompagné lors d’une tournée en tribu nomade. Elle fut installée elle et ses filles sous une des plus grandes tentes bénéficiant, elle aussi, de ce confort de la zone de repos qui occupe la plus grande partie de la tente, toutes les autres activités ayant lieu en bordure de tente ou à l’extérieur. Tout au long de la journée les servantes ont veillé en
déplaçant des voiles de percale à ce qu’elle n’ait pas trop de soleil, assez d’air, de quoi boire, bref le luxe en plein désert. Comble de l’attention Vonette se vit offrir une boîte de 1 kilo de poires William au sirop qui avait emprunté on ne sait quel chemin  du désert pour parvenir jusque là.
Autre marque de déférence vis à vis du visiteur, le cérémonial du thé à la menthe. Assis sur des peaux de mouton, les notables de la tribu et le ou les invités entouraient l’officiant. Tandis que l’eau était mise à bouillir sur un feu de brindilles ou de bouses de chameau séchées, le bois est rare dans le désert, le préposé au thé préparait sa théière en étain améliorée d’incrustation diverses, l’outre de thé vert, le pain de sucre entouré de son papier bleu, les petits verres, on retrouvait partout les mêmes et  parfois, raffinement suprême un marteau à sucre richement travaillé. Sinon  c’est avec  une précision remarquable que le sucre était cassé avec le coin d’un verre. La première théière était  la décoction d’un verre entier de thé vert. L’art consistait à parfaire la décoction en reprenant à 3 ou 4 reprises un verre de thé qui était reversé dans la théière. Un peu de sucre venait tempérer l’amertume profonde de ce premier jet. Dans les verres disposés sur un plateau le thé était versé de la plus grande hauteur possible dans le but évident de le refroidir un peu, mais comme le thé restait brûlant  il était bu en l’aspirant avec bruit sur le bord du verre. Le deuxième service était obtenu à partir d’une infusion du thé restant dans la théière auquel on ajoutait , déjà, plus de sucre. Enfin le dernier verre était obtenu par l’addition d’une petite dose de thé vert, de la menthe fraîche et de beaucoup de sucre, un véritable sirop très parfumé. Selon les habitués cette progression avait un but précis. Le premier verre très acre devait effacer la sensation de soif du palais, le dernier verre très sucré devait préparer à la dégustation des dattes, véritable ration de survie des nomades. La cérémonial était respecté même dans les pires conditions de bivouac. Le thé vert tenait une grande place dans l’approvisionnement des tribus nomades. Il arrivait dans les rares centres d’approvisionnement dans des contenants de plusieurs kilo de thé, contenants en contre plaqués armés aux coins de fers de protection. C’était pour moi la seule monnaie d’échange que je pouvais faire accepter en remerciement de l’accueil reçu. J’avais à Kaédi un petit commerçant Maure spécialiste du thé qui sortait de sous son comptoir ce qu’il me disait être “son number one”. Avant de partir en tournée je faisais remplir la petite outre de mon nécessaire à thé. Après le thé servi par mes hôtes je proposais “ma tournée” et Housseynou se livrait à son tour  à la patiente préparation des trois verres. Très souvent mes hôtes dodelinant de la tête en signe d’appréciation louaient la qualité de mon thé, “zeine até” disaient-ils. Je proposais alors de leur laisser  un peu de mon thé et c’est en toute complicité que Housseynou transvasait dans une autre outre une grande partie de mon thé ce qui représentait un cadeau non négligeable, mais qui était le seul don que j’ai pu faire accepter. Il y avait d’autres rapports de bon voisinage, par exemple l’approvisionnement en eau. Un campement bidane ne s’installe jamais à proximité immédiate d’un puits; probablement pour éviter les heurts avec d’autres utilisateurs éventuels et aussi pour éviter d’être assaillis par les moustiques. Quand j’arrivais dans un campement je demandais où était le point d’eau, c’était pour moi l'occasion d’aller recompléter les outres pendues aux ridelles du véhicule et de faire ma toilette sans utiliser l’eau du campement. J’invitais alors les jeunes artanis chargés de la corvée d’eau à profiter de l’aubaine, le véhicule transporterait aisément  les outres assurant la provision du jour. C’était une véritable ruée qu’il fallait contrôler. Et bien sur les soins dispensés lors de la consultation foraine étaient les biens venus. Même les vaccinations étaient acceptées car les nomades avaient bien noté la forte régression de la variole.


        L’ART MAURE.

L’art maure a laissé son empreinte dans le sud de l’Espagne. Bien sûr on ne trouve pas dans le désert de grandes constructions richement décorées de faïences colorés. Par contre l’art de traiter les objets s’est perpétué, intact jusqu’à nos jours. Deux castes se partageaient l’exercice de l’embellissement du matériel utilisé. Les femmes a qui était réservé tout le travail des cuirs. Cela allait du plus petit étui où on rentrait la ” moungouach” petite pince à extraire le cram-cram, petite graine tétraédrique dont une pointe était toujours en l’air, aux grands faros de mouton noir véritables tapisseries de fourrures assemblées par une triple couture sur un renfort en cuir coloré. Les coussins étaient ornés de dessins finement découpés à la lame dans l’épaisseur du cuir et colorés avec patience avec des teintures de couleurs vives.  Même les grandes outres de transport bénéficiaient  d’ornements colorés.
A propos de faro, un faro de grande tente était fait, en son centre de peaux de moutons mort-nés beaucoup plus souples et confortables. Les peaux extérieures plus épaisses protégeaient les faros repliés au moment de leur transport à dos de chameau.
L’autre caste plus structurée était celle des forgerons, les “malems”. Le mot de forgeron ne donne pas une idée des capacités de ces ouvriers qui travaillaient avec un matériel rudimentaire mais capable par exemple de fondre, dans un petit foyer activé par deux outres astucieusement manipulées, l’or et l’argent. Bijoutiers, orfèvres, ciseleurs, mais aussi forgerons au sens propre du terme. Capables d’estimer la valeur d’un acier ils pouvaient transformer en poignard des débris de ressort de voiture par exemple. Ayant rompu la fourchette d’embrayage de mon pick-up Willlys j'ai eu recours au malem de Kaédi qui sous mes yeux dubitatifs a réussi à ressouder la pièce me dépannant ainsi en attente d’une pièce d’origine.
J’ai déjà fait allusion aux enrichissements que ces artisans apportaient aux objets les plus divers, théière, marteaux à sucre, fume cigarette mais aussi poignard et fusil. Une mention spéciale pour les coffres et coffrets de bois mauritaniens  ornés par inclusions ou ajouts de motifs de fer de cuivres ou d’argent  et les plateaux en cuivre travaillés qui de nos jours encore font le bonheur des touristes mais n’ont certainement plus le même caractère d’authenticité.
La musique et les rythmes scandés par le tobol comme tout l’art mauritanien sont très voisins de l’expression culturelle Nord-africaine. Les chants accompagnés d’instrument à cordes, violes ou harpes sont la spécialité des “griottes et des griots”. généralement installés sous une tente, car leur prestation, qui peut durer des heures, accompagne toutes les manifestations importantes ou anime certaines soirées festives.
L’expression de la danse est beaucoup plus limitée; pour les hommes c’est ce que j’avais baptisé la danse du fusil simulacre symbolique de combat à deux ou quatre hommes en arme, pour les femmes c’est avant tout une expression gestuelle réservée à de jeunes danseuses se produisant isolément au cours des tam-tam. Je n’ai jamais vu que des femmes artanis se produire à plusieurs.


        LA VIE EN MAURITANIE.

Le décor étant planté je vais y situer les événements ou les détails qui ont marqué notre séjour au point  de pouvoir, cinquante ans après, sans notes, les retrouver présents à la mémoire.
Il y a quelques repères fondamentaux, par exemple la vie dans la case en “banco” et  notre fin de séjour dans une case moderne en dur mieux exposée; il y a la période assez folklorique A...  administrateur commandant le cercle du Mayo-Kébi et le règne de son successeur G..., il y a eu la naissance d’Anne consacrant l’installation à demeure de petits métropolitains et le décès du bébé, mis au monde comme Anne à Kaédi, victime, alors que j’étais en tournée en brousse, d’un coup de chaleur. Mais chaque événement prenait dans ce microcosme pionnier une marque particulière.
Pourquoi ne pas commencer, bien qu’il soit survenu 4 mois après notre arrivée, par le plus important la naissance d’Anne survenue le 14 Novembre 1951.
Depuis plus d’un mois Vonette menaçait de faire un accouchement prématuré et se plaignait assez souvent le soir d’avoir des contractions. Sans doute grâce à quelques lavements laudanisés ai-je réussi à retarder les choses.


Au 7ème mois de grossesse estimant que l’enfant était viable, j’ai laissé la nature reprendre ses droits et effectivement Vonette a amorcé son accouchement mais quelques heures après le travail était interrompu et commençait l’angoisse. Les pistes étaient encore coupées, il n’y avait pas de terrain d’aviation ou faire atterrir un avion sanitaire. La seule voie était le fleuve, ni l’administrateur ni le service de santé n’avaient, alors, de pinasse. Les pécheurs consultés m’avaient fixé à 18 heures au moins, avec une pirogue de course à une bonne dizaine de rameurs le temps qu’il faudrait pour accéder en aval aux pistes praticables. Dakar, interrogé par message, répondit faites de la posthypophise même périmée; je n’avais pas de posthypophise. Vonette épuisée sur son lit était ventilée, au “panka” (grande pièce de tissu épais pendue au plafond et actionnée en va et vient par une corde) . Vonette à bout me dit “je ne veux pas partir je préfère mourir ici” et elle reçu l’unique gifle de sa vie pour la rappeler à la réalité. C’est peu après que la Sage-femme africaine de l’hôpital vint me voir et me dit avec d’infinies précautions “Docteur je sais que vous les médecins métro vous ne croyez pas à nos pratiques africaines mais si vous permettez on va essayer la quinine à haute dose, deux comprimés toutes les demi heures” J’ai donné mon accord, Vonette avala 6 comprimés, ses oreilles bourdonnaient mais 20 minutes après Anne était là, petite prématurée minuscule mais pleine de vie. Vonette libérée s’est précipitée sous la douche. La joie fut partagée par les 8 ou 10 européens du poste car c’était à ma connaissance le premier “toubab” qui naissait à Kaédi. Nourrie au sein et l’hiver survenant Anne poussa comme un champignon. Peut-être vous qui lisez vous demandez vous : comment sans couveuse? Et cela me rappelle la dotation de couveuses que nous avions reçu, au Gabon,  de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) pour un pays où il fait en permanence plus de 27°.

Ce problème de l’isolement en particulier dans le domaine sanitaire était le problème majeur.
le Médecin devait assumer souvent sans aucun recours possible.
Un géologue prospectant seul en plein désert signala, par porteur, qu’il était gravement malade et dans l’impossibilité de poursuivre sa mission. Bien que les pistes soient coupées je décidais de partir à son secours avec mon équipe de tournée habituelle. Avant mon départ nous fûmes avisés qu’un avion avait pu effectuer un atterrissage de fortune et le sauver. J’appris plus tard que le géologue avait fait un typhus de brousse.
Deux autres anecdotes peuvent être rattachées au même problème:
A Sélibaby une subdivision très isolée pratiquement inaccessible pendant la saison des pluies comme la plupart des subdivisions du Mayo-Kebbi  un administrateur avait ramené dans ses bagages une jeune femme charmante mais peu préparée aux conditions rudes des séjours en brousse. Encore “Une” prise au mirage du cadre colonial auréolé d’aventure. Cette épouse désorientée avait somatisé ses problèmes existentiels cela me valut un certain nombre de déplacements d’urgence à l’appel inquiet de l’administrateur. C’est d’ailleurs au cours d’un de ces déplacements qu’il m’arriva de bivouaquer en cours de route ayant rompu sur une termitière le train avant de mon pick-up.
À M’Bout la situation fut plus folklorique, Monsieur C..., administrateur des T.O.M, Toulousain féru d’histoire Cathare, dû à l’occasion du décès de son père en France, forcé d’abandonner sa jeune épouse deux mois après son arrivée. Tout comme Sélibaby M’bout était un poste très isolé et de plus Madame C... très jeune et inexpérimentée se serait retrouvée seule métropolitaine perdue aux limites du désert. Vonette et moi avons recueilli CC... à Kaédi pour, pensions nous, quelques jours. Cela dura deux mois, Mr C... semblait avoir oublié son épouse.


        LES PERSONNAGES MARQUANTS DU FLEUVE.

A pays exceptionnel, personnages exceptionnels. Sans pouvoir définir si les particularismes avaient précédé  et motivé en partie le séjour en Mauritanie ou si l’originalité finissait par être la marque de conditions de vie pour le moins particulières.
Pourquoi ne pas commencer par celui qui avait été baptisé le “Seigneur du fleuve”. Mr B... avait depuis de nombreuses années la charge de l’entretien du chenal navigable du fleuve Sénégal. Remontant avec ses barges qui lui servaient d’habitation et de transport de matériel, il restaurait ou reimplantait les balises, dégageait le chenal, voire par dynamitage, de tout ce qui pouvait l’encombrer après les crues. Tel un ermite B... vivait isolé sur une barge parfaitement  aménagée doté, entre autre, d’une belle bibliothèque riche d’une collection complète du “Masque”et de plantations  surtout utilitaires dans des bacs parfaitement entretenus. Hermite certes mais parfait observateur de la société métropolitaine qui sévissait tout au long du fleuve tant au Sénégal qu’en Mauritanie et notre ermite consignait dans son journal de bord avec un soin jaloux ses constations. Bien que personne n’ait accès à ce journal, par les quelques récits de son vécu qu’il savait faire, on devinait toute la perspicacité malicieuse qu’il mettait à analyser la faune des “coloniaux”. Dérives, délires, moeurs, déchéances rien ne semblait échapper à sa perception et comme il ne quittait pratiquement pas son fleuve je me suis demandé si sa complicité avec le personnel africain ne lui permettait pas d’avoir accès à la rumeur publique car il est certain que les africains étaient de parfaits observateurs de nos comportements.
Nous avons eu l’honneur d’être invités par B... alors qu’il travaillait devant Kaédi, civilité gratuite ou désir de voir un personnage “marquant”, nous ne l’avons pas su .

Je consacrerai plus loin un chapitre spécial aux deux administrateurs qui se sont succédés à la tête du cercle administratif et dont je dépendais au point de vue commandement.
D’autres “entités” animaient la vie du fleuve.
Le capitaine C... à la tête d’un détachement de tirailleurs basés à Podor et le lieutenant N... chargé des affaires Africaines représentants militaires de la présence française faisaient partie, et ils en étaient  fier, avec l’administrateur A..., du club des cent-kilos du fleuve. Partis avec eux en pinasse pour une tournée de recrutement, j’ai pu apprécier le soin avec lequel chacun avait préparé ce que l’on appelait la “caisse popote”. La caisse popote était une cantine contenant les provision de route. Rien ne manquait dans l’approvisionnement de ces joyeux compagnons, ni whisky, ni pastis ni vins fins et la navigation prenait des allures de festin meublant les longues remontées.
Le jeune administrateur L... qui avait succédé à la subdivision de M’Bout à C..., avait lui adopté la vie nomade. Les administrateurs capables de s’intégrer par leur connaissance des langues ou dialectes indigènes et des coutumes étaient des pions précieux de la “colonisation”.
Très conscient de son rôle Lalou s’était totalement “bidanisé” (voir plus haut), au point de planter sa propre tente au pied de sa résidence en banco. Parfait méhariste, il ne se déplaçait qu’à dos de chameau et venu à Kaédi pour voir son patron, l’administrateur commandant le cercle du Mayo-Kebbi il est arrivé avec son goum. Seuls ses yeux bleus clairs permettaient de le reconnaître dans la troupe. Invité chez nous il prit grand plaisir à réciter à Vonette, imperméable à l’arabe, des poèmes maures.
Toute une génération d’administrateurs Mauritaniens dans l’âme avaient laissé en Mauritanie une empreinte de “grands chefs” qui, étant donné le sens hiérarchique des maures avait certainement contribué à rendre ce pays accessible et favorisé la rencontre des cultures. Bien des années après leur passage leurs noms revenaient dans les conversions locales tel un mythe parfaitement entretenu.
A l’opposé, “le beau “ L... comme on l’appelait sur le fleuve, entretenait sa résidence en véritable gentleman. Sa résidence à Boghé, au bord du fleuve lui permettait de cultiver flamboyants et massifs fleuris comme une véritable oasis aux portes du désert.  Il recevait toujours en tenue très soignée et digne d’un salon parisien.
C’est avec une émotion certaine que je parlerai du jeune couple N..., dont les ébats à la sieste réjouissaient le poste. D’autant que Mme N... très nature et espiègle n’hésitait pas à raconter qu’un jour à la sieste son mari lui ayant amené un grand verre d’eau fraîche, on se servait de verres d’un demi litre, voyant son mari nu se pencher vers elle,  prit le verre et s’en servit pour donner un bain à ce qui pendait. Elle riait encore de son bon coup en racontant l’histoire.
Hélas, responsable des travaux pour le Mayo Kebi, étant tombé en panne avec son véhicule, de jour , en pleine saison sèche, notre ami N... abandonna son véhicule pour aller au poste le plus proche chercher de l’aide. Frappé d’un coup de chaleur, loin de toute assistance médicale le pauvre N... y laissa sa peau. Pourtant les consignes transmises par les prédécesseurs étaient formelles, “ en cas de panne, on se couche sous son véhicule et on attend la nuit “, d’autant que les véhicules étaient, en principe, toujours doté d’outres d’eau pendues aux ridelles et qui, grâce à l’évaporation permettaient de se rafraîchir un peu.

Nos voisins immédiats dans l’ancienne case étaient un puisatier et un conducteur d’engins.
Le puisatier surveillait des équipes qui en brousse essayaient de doter les villages de points d’eau claire et pas polluée. Il n’était pas toujours évident de faire adopter ces nouvelles installations. A la demande de l’administrateur j’avais rencontré les responsables d’un village qui venaient de bénéficier d’un forage et qui réclamaient un nouveau puits au prétexte que celle du puits que l’on venait de creuser n’était pas bonne. J’ai demandé alors au chef de village si celle du marigot où ils allaient chercher leur eau habituellement était meilleure? Bien sûr, me répondit-il!  J’ai donc conseillé à l’administrateur de renoncer à faire creuser un nouveau puits, seule la difficulté d’aller chercher l’eau plus loin imposerait un changement de goût.
Le puisatier partageait sa modeste case de banco avec un conducteur d’engin, D... dit D...-cambouis pour le distinguer de Mr D...-crotin vétérinaire; conducteur d’engin qui après chaque saison des pluies reprofilait les pistes pour les rendre carrossables. Ce n’est d’ailleurs qu’après le passage des engins ou des équipes de cantonniers que les pistes étaient déclarées ouvertes ce qui ne nous empêchait pas, dès le retrait des eaux, de tenter l’aventure, car ça en était une, pour reprendre le contact avec les postes de brousse.
La case n’était pas seule à faire l’objet d’un partage équitable, les deux compères partageaient également la caisse mensuelle de pastis et les bonnes fortunes dont Vonette avait quelques fois les échos quand Mr D... pour expliquer, en riant, son refus de tout alcool lui disait :” pas d’alcool Mme Deramond  j’ai ma vieille sciatique de la guerre de 14 qui me reprend”. Je l'ai un jour récupéré sur la piste un jour en proie à des hémorragies digestives annonce d’une atteinte de son foie. Sa mort nous a été annoncée quelques temps après notre rapatriement.
Le personnage le plus haut en couleur fut JP..... Il disait avoir, entre autre, été pilote de l’aviation républicaine pendant la guerre d’Espagne. Il était hébergé dans la nouvelle case de passage construite près de notre nouvelle résidence en dur. Il nous rendait souvent visite; son chien, “Black”, un petit teckel noir venait seul quand son maître était occupé à des “activités” qu’il ne pouvait pas partager...
Venant nous voir un jour accompagné d’une jeune gazelle et comme nous avions un lynx, de Bielsa  me demanda de détacher mon lynx. Bien que réticent je me suis exécuté et nous avons pu assister à un spectacle que seuls les documentaires animaliers produisent. Il y eut un moment d’observation, la gazelle évoluant sans crainte et le lynx regardant, tapi au sol. Le  lynx ayant amorcé une manoeuvre d’approche la gazelle fit face cornes en avant. Et puis avec une rapidité imprévue le lynx se retrouva sur le garrot de la gazelle prêt à enfoncer ses dents dans la carotide. J’ai pu récupérer mon lynx. Vu la taille du lynx et son handicap, il avait probablement eu les reins brisés lors de sa capture, de Bielza était persuadé que sa biche aurait le dessus.
Il est quelquefois plus facile de dompter les animaux que les humains. Sollicité par JP qui venait de nous annoncer que sa “petite” arrivait d’Espagne pour le rejoindre et se marier, et comme il n’avait pour tout véhicule qu’un camion de chantier, j’ai accepté d’aller avec lui a St Louis du Sénégal où la  “fiancée” était arrivée quelques jours avant . Je fût très surpris de voir le peu de joie manifestée aux retrouvailles et surtout par le peu d’empressement de la promise à nous accompagner. Le voyage fut loin d’être un voyage de noce, notre voyageuse faisait “la gueule”. Son séjour à Kaédi n’arrangea pas les choses et les démêlés de de JP avec sa compagne devinrent vite l’affaire du poste, affaire à laquelle nous étions mêlés car JP venait nous raconter ses déboires. Bientôt on apprit que la “petite” refusait non seulement tout “contact” mais aussi ce mariage qui aurait dû être l’événement.
Enfin comme j’avais été chargé par l’administrateur et le principal intéressé de servir de conciliateur, j’eus un long entretien avec la jeune femme particulièrement  peu coopérante. Lui ayant demandé quelles étaient les raisons qui pouvaient motiver un comportement si inattendu elle finit par me dire qu’elle était enceinte. Ce qui à un examen plus poussé, qu’elle accepta, s’avéra être faux. L’administrateur avec l’accord de JP décida alors de rapatrier ”la petite” sur St Louis. Je fus informé peu de temps après par mon patron, le Médecin colonel M... que “la petite” avait  répandu le bruit de son “expulsion” de Kaédi et de la tentative de viol dont elle avait été victime de la part du médecin militaire.
La belle se trouva un amant à St Louis, probablement connu avant que nous allions la récupérer, ce qui expliquait son comportement. L’amant se suicida et la belle, ayant prouvé son pouvoir de nuisance fut  refoulée sur l’Espagne.

B..., le vétérinaire qui très rapidement avait remplacé D...-crotin, dénotait dans cet univers très “colonial”. Probablement ancien boy-scout il avait la rigueur de comportement d’un cadre de Saumur. Cavalier émérite,
professeur de la fédération équestre, il était passionné par son métier et ses chevaux, quelques beaux spécimens arabes qui occupaient les écuries de l’élevage.
J’ai fait allusion plus haut aux moyens dont était doté ce service. Il faut dire que le rôle joué par le service vétérinaire était de taille. Tout d’abord la zone d’activité de Bertrand était plus étendue que la mienne et la densité en têtes de bétail dépassait de loin la densité humaine.
Le service vétérinaire de Kaédi préparait, sur place, le vaccin contre la peste bovine. Ce vaccin étant préparé par inoculation à des veaux vivants puis sacrifiés ensuite, Nous profitions d’une distribution de veau périodique, la peste bovine n’étant pas transmissible à l’homme. La seule chance que nous avions de manger du veau car jamais un berger peulh ne sacrifiera une jeune bête. Toute une équipe d’infirmiers intervenait, des mois durant, en brousse, pour vacciner le bétail. J’ai eu comme ministre, au Tchad, un ancien infirmier vétérinaire dont j’aurai l’occasion de parler.
Le docteur B... réussit à nous convaincre qu’il nous était possible de devenir de bons cavaliers. Nous sommes donc devenus Vonette et moi des élèves assidus. Dans un manège fermé par une “zériba” clôture faite d’amas de branches d’épineux, nous avons appris les rudiments et perfectionné notre “assiette”. Joli formule pour évoquer le mal aux...fesses de tout débutant.
Nous montions des chevaux arabes, entiers, pas facile à mener car souvent habitués au mors arabes sorte de palette à bascule particulièrement traumatisante pour la bouche du cheval. C’est dire qu’il y avait quelquefois loin du désir du cavalier à la réalisation. Cela nous valut quelques anecdotes amusantes, d’autres qui auraient pu être dramatiques.
Alors que nous nous promenions en brousse, un jour avec le Dr B... nos chevaux, au passage d’un marigot, allongèrent le col pour boire, je rendis la main, hélas un peu trop apparemment car mon cheval soudain pris d’une envie de baignade se coucha et je pris donc un bon bain avec lui au grand amusement de mon instructeur.
Cette indépendance des chevaux avaient une autre conséquence. Lorsqu’on les lançait au galop on était embarqué, bon gré  malgré, plutôt malgré dans une course débridée c’est le cas de le dire. Au cours du galop on entendait le rythme des sabots s’accélérer progressivement et un puissant “c’est parti “ du vétérinaire m’annonçait qu’il n’y avait plus qu’à essayer de rester sur le cheval. Un écart brusque du cheval, c’est arrivé à Vonette et à bien d’autres, vous envoyait dans le décor...les épineux.
Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai été moi même au tapis dans le

sable cela n’avait pas une grande gravité. Par contre au cours d’une reprise, son cheval ayant sauté la clôture, Vonette fut entraînée vers l’écurie et passa la porte à cheval sans dégât. Nous avions eu très peur.
Enfin pour clore le chapitre des chevauchées le récit de la chute du Dr B.... Une fois de plus nos chevaux venaient de nous embarquer alors que nous nous trouvions en terrain  accidenté . Devant une ravine assez large j’ai réussi en cisaillant à mort les rênes à faire tourner mon cheval. B..., beaucoup plus sûr de lui, accepta l’obstacle et sollicitant au maximum sa monture réussit à franchir le creux; malheureusement le cheval  se reçut dans une deuxième rigole et  B... fit un vol plané mémorable. Cela lui valu un traumatisme crânien qui le plongea plusieurs heures  dans une confusion totale. Nous l’avions recueilli chez nous et avons guetté inquiets son retour à la normale. Il ne cessait de répéter: ”où suis-je, qu’est ce qu’il m’est arrivé”.
Vers la fin du séjour j’avais acquis un bel arabe blanc d’autant plus beau qu’il était nourri au mil et à la paille d’arachide (fanes des arachides récupérées et séchées à l’arrachage des cacahuètes).


        LES ADMINISTRATEURS.

Nous entamons un long chapitre car l’administrateur est le personnage central de la période coloniale ayant succédé à la  conquête. On disait encore conquête sans complexe, plus tard on parlât de pacification, question de nuance.
Tous ceux qui ont connu cette période seront d’accord, je crois, pour dire que ce fut une période de grande stabilité et de développement dont les vieux africains eux mêmes reconnaissent les cotés positifs mais je pense que c’est une question qui mérite un développement particulier  et qui est  une analyse générale concernant les différents territoires où j’ai eu à “sévir”
Pour le moment revenons à nos administrateurs. J’ai débuté ma carrière coloniale sous les ordres d’A...,  au tempérament vif, bien que faisant parti du club des cent-kilos, et à l’autorité affirmée teintée de cette susceptibilité propre aux chefs sans partage et aux corses...
Aidé par une épouse très douce mais jouant parfaitement son rôle, il était à la fois l’administrateur et le grand seigneur du lieu ce qui était un point particulièrement positif pour les “bidanes”
J’ai déjà dit que dès notre arrivée nous avons été invités à un méchoui à la résidence. Mais les fêtes, les réceptions avaient toujours ce caractère à la fois convivial et noble propre à l’ambiance mauritanienne.
A l’occasion de la visite, de l’inspection disait-on en langage officiel, du gouverneur M..., A... avait fait planter sous la résidence des tentes maures et c’est dans un décor digne d’une grande tribu nomade que nous avons dégusté un méchoui de quatre moutons servi par les gardes maures en grande tenue.
Dans des circonstances moins solennelles A... nous régalait à l’accordéon des derniers airs à la mode tandis que Sylvie dans son berceau profitait de la véranda de la résidence, plus ventilée, pour dormir en toute quiétude.
La venue du Gouverneur était  réglée par tout un cérémonial qui mobilisait le ban et l’arrière ban de l’administration officielle ou coutumière, les notables et bien sûr parmi eux les anciens tirailleurs rescapés des guerres antérieures. Par les chants, les danses, mais aussi pour le spectacle la population participait en masse à un accueil très coloré.
Le protocole voulait que l’administrateur, avec une escorte de cavaliers aille attendre le Gouverneur à la limite du cercle administratif. C’est salué, par les coups de fusil de traite et les chants maures, que l’escorte rentrait dans l’enceinte de la résidence où étaient ensuite rendus les honneurs.
Venaient ensuite les entretiens avec les chefs de service, les “ palabres” avec les chefs coutumiers.
Le soir les européens étaient conviés à une réception dans une ambiance très couleur locale où la tenue de rigueur était  le petit “boubou” et le “séroual”
Le jour suivant pratiquement tous les chefs de service accompagnaient Administrateur et Gouverneur pour une tournée en brousse en pays Maure et la réception prenait alors ce caractère particulier   que j’ai déjà évoqué.
A... savait garder le contact avec les différents chefs coutumiers et chefs de tribu et nous avons effectué bon nombre de tournées communes. La présence du médecin, surtout quand l’administrateur entreprenait les tournées de recensements base en particulier de l’impôt sur le bétail, servait en quelque sorte de caution pour ces tribus nomades qui en dehors de quelques puits et de la sécurité assurée par les “Goums” recevaient peu de l’administration.
Susceptible au point que , lorsque je partais en reconnaissance de piste, après la saison des pluies, je me contentais de lui suggérer que telle piste était probablement accessible pour lui laisser la responsabilité de l’ouverture de la piste, Alfonsi était un administrateur avec lequel on pouvait faire un travail concerté et efficace.
Il a été remplacé un peu plus d’un an avant la fin de mon séjour, par un Administrateur en  Chef, donc plus ancien dans la carrière, une carrière qui s’était déroulée au Sénégal. Handicapé par une goutte chronique, G... gérait le cercle sans sortir de sa résidence. C’était l’antithèse du Chef Maure et il ne mit pas longtemps à jalouser l’audience que j’avais acquise auprès de la population.
Les relations devinrent tendues, sans que nous sachions, Vonette et moi pourquoi et nous fûmes littéralement rayés de la listes des invités à la Résidence.
Mais c’était une situation supportable dans la mesure où nous étions installés dans notre nouveau logement et ayant un jardin,  nous n’étions plus tributaires des distributions de légumes de la femme de l’administrateur.
Les relations prirent une tournure plus dramatique le jour ou le Trésorier-payeur, bras droit africain de l’administrateur, vint me dire: “Docteur méfiez vous de Monsieur G..., hier il est venu dans mon bureau et m’a dit que si j’avais à me plaindre du docteur il fallait que je vienne le lui dire”.
Peu de temps après cet épisode, le Gouverneur M..., venant pour la seconde fois en inspection, fut accueilli par G... dans des conditions que manifestement il n’a pas appréciées.
Au prétexte que lui était Administrateur en chef et que M... n’était, bien que Gouverneur qu’Administrateur “en pied”, G... estimat qu’il n’avait pas à aller accueillir le Gouverneur à la limite du cercle. Il y eut un froid quand M... descendit de son véhicule dans la cour de la Résidence.
Comme tous les chef de service je fus reçu par le Gouverneur qui s’enquit de mes problèmes.  J’étais confronté à des endémies de variole et de méningite. Je lui ai donc exposé les difficultés d’intervenir rapidement avec des infirmiers se déplaçant à dos de chameau. Un vieux véhicule tout terrain, un command-car par exemple aurait  amélioré l’efficacité. M... me dit qu’il se trouverait quelques jours après à Rosso, où se trouvait le garage administratif, il me donnait rendez vous au Bac , coté Sénégal, et il verrait ce qu’il pouvait faire pour moi.
J'ai effectivement retrouvé le Gouverneur peu de jours après et tandis que nous faisions la traversée Sénégal Mauritanie, M... me posa une question assez inattendue: “Docteur que pensez vous de Monsieur G...”. Il n’était pas question que je fasse état de mes difficultés personnelles, d’autant que ma position de subordonné était délicate. Par contre à  l’évidence G... n’était pas à sa place. Je répondis, en faisant état de la difficulté à répondre à une question aussi directe: “Monsieur G... à des problèmes de santé, dans un cercle aussi remuant que le Mayo-Kebi il a des difficultés à se déplacer”. Le gouverneur me répondit: “c’est exactement ce que je pensais”. Monsieur G... eut droit à son télégramme de mutation quelques jours après et je l’entendis tempêter: “c’est scandaleux, je suis viré comme un mal propre.”


Matam était une circonscription du Sénégal. Une fois par an j’allais y faire les visites de recrutement. A la veille de l’une d’elles Alfonsi me dit : ”Docteur, vous allez à Matam demain, quand vous verrez la femme de l’Administrateur surtout ne la prenez pas pour sa mère”. Sage recommandation car effectivement la différence d’âge était impressionnante et inattendue. J’appris plus tard que le dit Administrateur avait fréquenté une dame de son âge à St Louis du Sénégal et que peu de temps après il avait épousé la mère. Oh mystères de l’amour! Cet Administrateur de Matam fut remplacé par un autre dont la femme éclusait son litre de Martini par jour. Je leur rendis visite à leur passage sur le Bou el Mogdad au cours de leur rapatriement sanitaire.
 C’est avec un plaisir certain que Vonette et moi avons lu, lorsqu’il est paru le livre “Aziza de Niamkoko” nous y avons retrouvé la peinture humoristique de cette faune coloniale que nous avons si longtemps côtoyée, toujours changeante en fonction des territoires et toujours la même.


        MÉDECIN de BROUSSE.

Du cercle de Podor à la région de Kayes soit sur près de 250 Kms de fleuve et jusqu'au confins du désert à 100 kms au Nord, j’étais le seul médecin. En fin de séjour je reçus l’appui d’un Médecin Africain nom donné à des autochtones formés en accéléré dans des écoles de médecine au chef lieu des territoires. Je disposais d’un personnel africain composé d’infirmiers, anciens infirmiers militaires, infirmiers formés sur le tas ou pour les plus jeunes formés dans des école régionales. Les accouchements étaient assurés par des matrones. En fin de séjour j’ai reçu en renfort une Sage Femme africaine de l’école de Dakar. C’est elle qui m’aida pour l’accouchement  de Vonette et à qui nous devons en cadeau à la nouvelle accouchée, un petit coffre Mauritanien chargé de tant de souvenirs.
Il s’agissait d’un personnel dévoué parfaitement rodé à une médecine de masse répondant aux besoins que les sorciers ne savaient pas satisfaire. J’étais arrivé avec ma technicité, ils m’ont appris les ficelles du terrain.
En particulier une tréponématose cousine de la Syphilis atteignait la population locale. Contrairement à la syphilis cette tréponématose n’avait pas de caractère vénérien strict. Elle était transmise le plus souvent en cours d’allaitement par la mère à l’enfant. J’appris rapidement à reconnaître les plaques muqueuses qui assuraient le diagnostic. Je fus un peu plus long à intégrer la notion de douleurs osseuses qui intervenaient à la phase tertiaire de l’évolution lente de cette maladie. Le traitement par Bismuth injectable, cher

aux chansons de carabins, donnait des résultats spectaculaires qui drainaient une population importante vers les dispensaires.
AK... était un ancien infirmier militaire. De sa carrière il avait gardé l’habitude du salut militaire auquel j’avais droit tous les jours à mon
arrivée. Patron du service de petite chirurgie il avait été formé à assurer les circoncisions rituelles ce qu’il faisait en séries, et avec une dextérité qui s’encombrait peu du confort des patients. Mais cela évitait les accidents infectieux ou, plus grave, l’amputation partielle de la verge par un coup de machette mal assuré comme je l’ai vu une fois.
HB... lui assurait le tri, orientant vers les soins  ou me présentant les malades les plus graves pour lesquels j’avais à intervenir. Comme il possédait tous les dialectes il pouvait assurer des interrogatoires valables et était considéré comme le patron en second de la formation médicale.
Nous disposions à l’entrée du village d’un dispensaire et d’une maternité en construction traditionnelle  (banco crépi et tôle) et d’un petit pavillon en dur de construction récente servant à l’hospitalisation.
J’étais responsable de cinq dispensaires de brousse , cases traditionnelles brutes, voire cases rondes couvertes de paille pour certains et pourvus d’un personnel  et de moyens réduits. Les cas graves m’étaient présentés lors de mes tournées ou étaient acheminés par les moyens du bord vers le chef lieu.
Pour faire face à des besoins ponctuels de petits dispensaires ambulants, en saison sèche, s’abritaient sous la tente ou dans une paillotte et suivaient les nomadisations.
Comme on aura l’occasion de le voir avec d’autres récits le médecin de brousse était polyvalent. C’était à la fois le seul recours médical et le gestionnaire du personnel et des dotations, dotations en médicaments, en matériel, en approvisionnements et en bâtiments.
Recours médical sauf situations extrêmes nécessitant une évacuation sanitaire, ce qui était toujours, à l’époque, l’exception compte tenu des moyens, le médecin assurait le suivi médical, les actes de chirurgie possibles, les accouchements difficiles et surtout en Mauritanie où un médecin du service des grandes endémies n’était pas nommé en doublure, le contrôle des maladies endémiques, lèpre, variole, méningite.
En saison sèche où se cumulaient les inspections rendues possibles par l’ouverture des pistes et les épidémies, il m’arrivait d’effectuer 20 jours de tournées par mois.
Le contrôle des épidémies de variole étaient les plus difficiles car, pour échapper à la mise en quarantaine, en fait un isolement d’une quinzaine de jours après une vaccination générale, les cas de variole étaient souvent dissimulés.
HB... me signala un jour qu’il y avait probablement des cas de variole à Tougoudé un village de pêcheurs au bord du fleuve aux portes de Kaédi. 4000 habitants étaient donc menacés. Alfonsi consentit à mettre à ma disposition un détachement de gardes cercles qui au petit matin furent disposés aux sorties du village. Nous voulions être sûrs qu’aucun contact, si l’épidémie était confirmée n’échapperait à la vaccination. Avec Housseynou, nous avons
fouillé le village et c’est, cachés sous des hordes, que nous avons découvert deux cas. Les infirmiers qui nous avaient accompagné vaccinèrent tous les habitants du village dans la foulée.
A propos de vaccination, je n’ai jamais su pourquoi sur une lésion vaccinale les autochtones appliquaient ce qui m’a semblé être de la bouse de vache. le résultat était une aggravation des lésions vaccinales donnant des cicatrices importantes. Une pratique quotidienne trop prenante ne permettait pas de mener des études anthropologiques qui auraient permis de connaître, par exemple, le rôle de l’ibogua au Gabon, des fanafoudes à Madagascar, la composition des flèches empoisonnées au Tchad. Nous en reparlerons.
Le problème de la variole prit une tournure plus inquiétante quand des cas furent signalés en pleine saison sèche favorisant la dissémination sur les deux rives du fleuve. Je n’avais ni la compétence, ni les moyens d’intervenir au Sénégal. Dakar détachât  en renfort, à Kaédi, le Médecin Capitaine DJ... et un couple de l’institut Pasteur, les C.... C’est là que pendant un mois nous avons partagé les “joies” d’une saison sèche particulièrement éprouvante.
La pratique médicale quotidienne réservait quelquefois des surprises marquant les souvenirs d’une empreinte plus tenace.
L’histoire du détenu soupçonné de vol, ramené de brousse par les gardes maures avait, elle valeur d’exemple. Il fut présenté à ma consultation car il était victime d’une gangrène des deux membres supérieurs. Ce suspect avait été ligoté pour le ramener au chef lieu pour y être jugé. Il avait plu pendant son transfert et les liens avaient été mouillés accentuant la pression au niveau du tiers supérieur du bras. La gangrène avait atteint la totalité de l’avant bras droit et une partie de la main gauche. Fait peu ragoûtant, les asticots avaient pris possession des tissus morts et tombaient par grappes à la moindre secousse. C’est probablement ce qui a sauvé cet homme car les asticots sont connus pour leur pouvoir antibiotique et détergeant.
J’ai pratiqué ce jour là ma première amputation, après avoir sérieusement révisé mon anatomie du bras et le protocole de l’intervention. Le prisonnier a été sauvé et laissé libre. Resté en ville il m’étreignait entre son bras gauche que j’avais pu sauver et son moignon droit. Certainement sans le vouloir les gardes avaient appliqué la loi islamique dure qui punit d’amputation le voleur donnant au jeune médecin que j’étais l’occasion de faire ses preuves.


J’étais en tournée de brousse. L’infirmier responsable du petit dispensaire paillotte que je visitais me dit: “Docteur vous ne voulez pas examiner une femme qui se plaint toujours du bas ventre et je ne sais plus quel traitement lui donner”. Va pour l’examen. L’infirmier installe une natte sur le sol et on fait allonger la dame en question.J’entreprends un examen complet y compris un toucher vaginal. C’est au cours de cet examen que la patiente s’envoie joyeusement en l’air à ma grande confusion. Le diagnostic était fait et faute de solution plus adaptée j’ai prescrit quelques sédatifs.


        LES TOURNÉES de RECRUTEMENT.

Entre 1951 et 1954, nous étions encore sous le régime colonial et la France continuait à incorporer dans ses régiments “coloniaux” des tirailleurs prélevés sur le contingent. Le contingent était la classe d’âge supposée avoir vingt ans au moment du recrutement, sorte de conseil de révision à l’Africaine avec cette différence fondamentale que le prélèvement était infime de l’ordre de 1 à 2%.La commission de recrutement était composée d’un officier  de l’armée française, d’un administrateur et d’un médecin militaire . En l’absence d’un état civil rigoureux les jeunes gens supposés avoir vingt ans dans l’année étaient présentés par les chefs de villages et inscrits, à cette occasion sur les listes de recensement. A noter que ces recrutements ne se faisaient qu’au Sénégal, les maures n’étaient pas soumis aux mêmes exigences.
Donc tous les ans, j’étais incorporé à l’équipe recruteuse où je retrouvais le capitaine C... et le lieutenant N... .
À Matam, le plus grand centre de recrutement, trois à quatre mille jeunes étaient présentés et soumis , en 2 à 3 jours à ma décision d’aptitude. En fait la visite “médicale” s’apparentait plus au coup d’oeil du maquignon qu’à un véritable examen. Un premier tri consistait à ne retenir que les sujets parfaitement constitués. Ce tri qualitatif explique la qualité de ces tirailleurs Sénégalais qui défilaient en France et qui faisaient croire que l’Afrique était peuplée  de magnifiques athlètes noirs. Un deuxième examen avait pour but de déterminer l’âge approximatif  de la recrue. Un africain de vingt ans a toujours trente deux dents parfaitement plantées. C’est d’ailleurs cette constatation qui a marqué ma position sur la théorie évolutionniste des espèces. Nos dents d’européens ne sont plus sollicitées, nos mâchoires sont de plus en plus étroites, ce qui fait le bonheur des orthodontistes. Nos dents dites de sagesse , inutiles, ont de plus en plus de mal à sortir. Nul doute que les générations futures n’aurons plus que des pillules à avaler.
Revenons au recrutement , le tri effectué , tri où intervenaient également les notables locaux soucieux de protéger certains de leurs administrés, il restait un centaine de candidats que je soumettais à une visite approfondie, il était mal vu d’acheminer sur Dakar des individus susceptibles d’être réformés quelques semaines après.
Le dernier recrutement à Matam fut marqué par un événement  témoignant d’une évolution nette des mentalités. Excédé par la difficulté à gérer une population aussi importante sans identité bien définie, l’Administrateur eu l’idée de doter chaque inscrit sur la liste de recrutement d’un numéro qui fut porté à la peinture blanche sur la poitrine des intéressés. Je ne me souviens plus d’où vinrent les protestations mais elles furent vives accusant l’administrateur d’utiliser des méthodes d’allure esclavagiste.
Comme toujours l’hospitalité des métropolitains du poste où on arrivait en tournée était chaleureuse. Hôte d’un couple au soir d’une dure journée je fus invité à déguster un jambon cru arrivé de France à travers le désert du Ferlot. Hôte d’honneur la première tranche, l’entame, me revint. Comment dire à des gens si bien intentionnés que ce jambon avait peut être un peu souffert. Je dormais dans une case de passage où le lit était équipé d’une cage “Bessoneau”. Ces cages à  armatures en fer qui soutenaient une grande moustiquaire à mailles fines et sas d’entrée servaient, avant la mise au point du vaccin anti-amarile à isoler les cas de fièvre Jaune. Dans la nuit en proie à de violents malaises je me levais et fut victime d’une perte de connaissance. Quelques temps après, une bosse au front, je réussis à alerter mon infirmer Housseynou qui vint veiller sur moi. Anéanti, lessivé c’est assis que j’assurais le lendemain ma dernière journée d’incorporation  heureux de retrouver le soir Vonette à Kaédi.

Lors d’une autre tournée en terre Sénégalaise à Bakel j’appris qu’il existait à Bakel un cimetière militaire auquel je rendis visite. J’y ai retrouvé les tombes de deux médecins lieutenants morts, à la fin du siècle dernier à une année d’intervalle probablement frappés tous les deux par la fièvre jaune. C’est cette constatation qui continue, plus de cinquante ans après à nourrir ma double révolte:
Les médias ont en son temps, encensé R..., actuellement on nous parle souvent de l’action de telle ou telle oeuvre médicale humanitaire, on n’a jamais évoqué à ma connaissance, sauf le film assez romancé sur Armand Jammot le travail extraordinaire des médecins militaires dans tous les territoires où la France avait une influence.
Peut-être ce black-out est-il motivé par une autre idée générale qui me hérisse, c’est celle d’un colonialisme entaché de tous les maux de la terre. Soyons clairs les vues hégémoniques de la France à l’époque n’avaient pas que des visées humanitaires, nous avons tous connus l’expression “faire suer le burnous” mais si les territoires d’outre mer ont été soumis à l’époque aux impératifs commerciaux de la métropole le système avait au moins l’avantage d’un partage des genres, l’exploitation commerciale d’une part, la gestion et le développement  servis par une administration importante et motivée d’autre part. Cette dernière, il est vrai, favorisant l’exploitation des ressources locales mais avec des retombées moins perverties qu’aujourd’hui. J’aurai l’occasion de parler des enseignants par exemple au Tchad, des missionnaires, en particulier au Tchad et à Madagascar, des fermes expérimentales où des réussites en matière de développement de l’agriculture et de l’élevage. Je viens d’en parler pour la Mauritanie, de l’implication de métropolitains privés  dans les techniques de développement. Je ne tiens pas à polémiquer sur les travers de la colonisation par contre j’affirme que la décolonisation telle qu’elle a été pratiquée est une erreur monumentale qui à favorisé  la naissance d’un népotisme plus que nuisible, criminel et a favorisé la multiplication des luttes tribales favorables aux seuls marchands d’armes.
Notre retour en Mauritanie, et sans surtout faire l'apologie du colonialisme, cinquante ans après nous a permis de mesurer combien la plus grande partie de la population avait perdu au change. Les structures médicales ont pratiquement disparu, les grandes épidémies se développent et tuent, rougeole, paludisme et maintenant SIDA. Les O.N.G interviennent mais elles ne procèdent plus de cette politique “d’assistance” , un mot discrédité aujourd’hui, qui caractérisait l’ensemble des services mis en place outre-mer.


        LE DEVELOPPEMENT AGRICOLE.

Ces cultures étaient dominées par celle du mil, ressource essentielle, à l’époque de ce pays sahélien même si  un peu de riz rouge était planté dans la région de Magama. La culture de cette céréale sur terres innondables était donc la préoccupation d’une majorité de gens de la région de Kaédi en particulier grâce à la présence d’un site innondable remarquable, la vallée du Gorgol affluent du Sénégal et profitant donc, je le rappelle de crues de plus de 12 mètres.
La technique était rudimentaire, à l’aide d’un pieu il suffisait de faire un trou dans le limon encore humide et de laisser tomber  quelques graines de semence.
Le plus gros travail était, à la période de formation des épis, de lutter contre un prédateur redoutable : le mange-mil. C’était un oiseau minuscule, plus petit qu’un roitelet mais vivant en bandes de plusieurs milliers d’individus. Quand ces bandes regagnaient leur dortoir, le soir, c’étaient de véritables nuées qui se déplaçaient dans le ciel.
Un jour, par amusement et curiosité j’ai tiré un coup de “cendrée”, plomb de tout petit calibre dans un vol de mange-mils à terre. Avec Housseynou nous avons ramassé un cinquantaine d’oiseaux que le cuisinier à eu la patience de plumer, un véritable défi, pour obtenir des petites boules plus petites qu’une noix. Pourtant, comme les criquets, par leur nombre, les mange-mil étaient un fléau redoutable et l’autochtone ne disposait que de moyens dérisoires. Les enfants passaient leur journée dans les plantations, abrités du soleil par de minuscules cabanes de branches et tapaient sur des objets métalliques à l’approche du danger.
Le gouvernement Mauritanien a procédé à deux campagnes de destruction pendant notre séjour, campagnes confiées à des éléments du Génie de l’armée Française. Les campagnes consistaient à détruire, à l’époque des inondations où les regroupements de mange-mil, en dortoir, étaient les plus denses et les plus ciblés dans les forêts résiduelles de gognakés le long du fleuve Sénégal.
La première campagne a été menée au lance-flamme, les unités étant amenée dans les deux cas à pied d’oeuvre dans des bateaux à fond plat. Des éléments de ponts provisoires du Génie. Les lances flammes avaient été récupérés à l’armée allemande en 1945.
La deuxième campagne a été menée à l’explosif, une charge de forte puissance à l’air libre détruisant les oiseaux par effet de souffle.
Chaque fois m’ont rapporté les opérateurs, on marchait sur un véritable tapis de victimes.
Une aide plus pacifique a été fournie à la culture du mil, une aide dont l’Administrateur, Alfonsi, qui avait mené le projet à bien était, à juste titre particulièrement fier. Non loin de l’hôpital j’ai vu construire ,au fil des mois un silo à mil. La construction de ce silo répondait à deux nécessités: un la régulation des cours, deux la constitution, les années de bonnes récoltes de réserves permettant de faire face aux périodes de disette. Je ne me souviens pas avoir vu en Mauritanie des greniers à mil traditionnels, greniers qui étaient la règle au Tchad en bordure de fleuve. Contrairement au territoire voisin le Sénégal  ou la culture intensive de l’arachide avait été imposée pour des raisons économiques, la Mauritanie n’a fait l’objet que d’une assistance aux cultures vivrières en cours.
          Un autre effort avait été entrepris et donnait lieu d’ailleurs, à une véritable compétition entre les Administrateurs des divers “Cercles” (unités administratives). C’était grâce aux fonds d’investissement la construction de barrages sur les oueds de basse -Mauritanie. Défauts de conception, difficultés de réalisation, ces barrages n’ont pas apporté les améliorations espérées. Le barrage sur le Gorgol, longtemps resté dans les cartons a permis, depuis d’intensifier la culture du riz.
Enfin il faut noter, la présence de jardins expérimentaux destinés à tester la culture d’essences diverses en particulier d’agrumes sur les bords du fleuve où l’eau était directement accessible. Ces essais n’ont pas donné lieu à un développement à l’israélienne. Est-ce, tout bêtement parce-que les responsables, depuis l’indépendance n’étaient pas en mesure, éternel cercle vicieux, d’entretenir, comme nous l’avons constaté, les pompes nécessaires à l’irrigation?
Le jardin expérimental de Durbivol sur la rive du fleuve côté sénégal était l’objet de rares expéditions, en pinasse. Nous en revenions avec une provisions de fruits qui alimentaient un temps notre ordinaire, mais la production du jardin en question n’était pas en mesure de répondre à la demande.
C’est au cours d’une de ces promenades que Vonette, bien qu’étant restée avec ses deux filles à l’intérieur de la cabine a piqué un “coup de bambou” caractérisé par des maux de tête insupportables et des nausées. Comme elle ne portait pas de lunettes de soleil, se croyant à l’abri, j’ai réalisé, un peu tard, qu’elle avait été victime du rayonnement et de la réverbération à la surface de l’eau en regardant, par les petites ouvertures latérales, les berges du fleuve.


          LA FIN DE SÉJOUR.

En trois ans de séjour je n’ai jamais reçu la visite d’un de mes chefs, ni le Médecin-chef Mauritanie basé à Saint Louis ni le grand patron de l’A.O.F basé à Dakar. J’ai donc été surpris de recevoir à la mi-Juin 1954 un message m’annonçant que le Médecin-Général Inspecteur L... souhaitait me rencontrer au cours d’une brève escale d’un avion d’Air France à destination de Néma.
C’est donc sous l’aile de l’avion que j’ai rencontré mon général qui m’a demandé : "Deramond comment ça va" . Nous en étions à 36 mois de Mauritanie.  « Ça va bien, mon général, mais j’avoue que je suis un peu inquiet à l’idée de passer un quatrième hivernage, (saison des pluies) à Kaédi. ». «  Ce n’est pas facile, mais vous serez relevé le plus rapidement possible » me répondit-il.
Les jours passèrent et brusquement la santé des deux filles vira au rouge. Sylvie et Anne ont présente les signes d’un ictère catarrhal, on dirait aujourd’hui d’une hépatite, assez sévère. J’ai attribué cette infection virale au fait que Sylvie et Anne avaient reçu en cadeau une petite guenon adorable qui fut pendant quelques temps le jouet exclusif des filles. Les liaisons aériennes risquant d’être bloquées par les pluies et mon successeur étant annoncé, j’ai évacué Vonette et les filles sur St Louis du Sénégal début Juillet. Effectivement Vonette trouva, au mess de garnison où elle était hébergée, mon remplaçant qui trouvait la vie du chef-lieu très agréable et n’était pas pressé de rejoindre son poste. Elle me raconta qu’elle fut obligée d’aller le réveiller et de le rappeler à la réalité le matin où il devait prendre l’avion.
Les tornades eurent rapidement raison de l’ancien terrain d’aviation et j’ai dû à la témérité d’un pilote d’Air France de pouvoir quitter Kaédi par avion bien que les pluies soient installées.
En fin de saison sèche , au moment où le fleuve Sénégal était au plus bas, des engins, bulldozers, scrapers, finischers avaient pu traverser le fleuve et implanter en zone non inondable un terrain d’atterrissage en latérite. C’est sur ce terrain, encore non réceptionné officiellement, que le pilote a posé son Dakota à ma plus grande joie rejoignant ainsi Vonette et mettant fin à ses inquiétudes quant à mon rapatriement.


          ÉPILOGUE .

Papa Le Bonhomme était venu nous attendre à Paris. Il avait pu prendre livraison de la Peugeot 203 commandée sous triptyque et c’est sous son escorte que nous nous sommes engagés par la porte de St Cloud vers la Normandie et la Bretagne par un temps pluvieux assez inhabituel fin juillet. À Papa Bonhomme qui nous disait : « mes pauvres enfants, vous n’avez pas de veine », nous avons répondu : « si vous saviez le plaisir que nous avons à trouver la fraîcheur et à admirer les champs si verts » . Nous commencions notre réacclimatation, mais ceci est une autre histoire.