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lundi 16 septembre 2013

1944-45 : Dans les lignes allemandes, mon journal intime

Les Annales 2013 de la ROYA - BEVERA
Editions du "CABRI"
223 rte de la Monta - BP 52
06540 BREIL-SUR-ROYA
Jean Deramond en 1943 à L'Agandon, aux commandes du bœuf familial !

lundi 4 mars 2013

Mémoires du Tchad






L'ensemble de mes diapositives a souffert du temps et du climat africain mais ces photos restent des documents exceptionnels.



Poursuivant la saisie de mes mémoires, j’ai choisi de relater notre séjour au Tchad. Pourquoi ce choix échappant à l’ordre chronologique de nos séjours ? À une préférence affective pour des séjours marquants comme ceux en Mauritanie et à Madagascar ? La polémique ambiante sur les bienfaits ou les méfaits de la colonisation a orienté mon choix.

Le séjour au Tchad a été caractéristique de la période dite "de décolonisation". Décolonisation, le choix du terme n’est pas anodin, on aurait pu parler de transfert de souveraineté, de transfert des compétences, d’une nouvelle orientation de la politique africaine. En fait, après l’accord sur l’indépendance aux territoires de l’outre-mer, il s‘agissait de maintenir en place des structures d’assistance technique permettant aux pays sinon de poursuivre leur développement tout au moins de fonctionner tout en jouant le jeu du transfert d’autorité. Cela a suscité et continue de susciter de nombreux conflits.

Nous avons assisté à l’épisode spectaculaire de la révolte à Brazzaville mais c’est au Tchad que nous avons Pays de la ceinture sahélienne entre Niger et Soudan, le Tchad est, comme la Mauritanie, un pays de savane au Sud et de désert au Nord, peuplé de deux entités ethniques : les arabes au Nord, les noirs au Sud. L’opposition du monde musulman et du monde animiste partiellement christianisé était déjà sous-jacente à l'époque.

Comment me suis-je vu propulsé au Tchad ? Par le hasard des affectations coloniales. Je venais de passer un long séjour en Métropole pour mon stage de formation (totalement aberrant) de pilote de l'A.L.A.T. (Aviation Légère de l’Armée de l’Air). J'étais, semble-til, tout désigné pour aller prendre la responsabilité d’un district médical resté sans patron à la suite de son décès brutal à Bongor.

Comment nous avons rejoint, fin octobre 1959, en famille avec nos trois filles, ce poste à 250 kilomètres de piste dans le Sud-Est de Fort-Lamy (actuellement N’Djamena) ? Je n’en garde aucun souvenir. La famille de mon prédécesseur ayant été rapatriée, nous avons intégré la case qui nous était destinée.



Nous attaquions l’hiver, c'était la saison agréable, seule une allée de flamboyant nous séparait du fleuve Logone, le Cameroun commençait sur l’autre rive. Nous n’avions plus qu’à faire l’inventaire de l’existant et à prendre nos marques, avec une priorité pour la scolarisation de nos filles.


Bongor était le chef–lieu du district du Mayo-Kebbi partiellement constitué d’une enclave en territoire Camerounais appelé « Le bec de Canard ». Deux lacs : le lac de Tiquem, le lac de Fianga à Léré, et le fleuve Logone, constituaient des réserves d’eau importantes. Dans un passé récent, des hydravions Latécoères en fin de potentiel avaient évacué des chargements de balles de coton vers la France.

A Bongor, le fleuve Logone nous séparait du Cameroun et les liaisons avec le confrère en poste à Yagoua étaient faciles.




Médecin-chef de circonscription médicale, j’avais sous mes ordres trois médecins qui assuraient le service médical des hôpitaux de brousse de Fianga, Léré et Pala. Ces trois médecins appartenaient au corps de santé colonial, sauf en début de séjour où le poste de Léré était occupé par un contractuel d’origine Allemande. Un médecin du corps était affecté au service des grandes endémies, il était plus spécialement chargé de la lutte contre l’onchocercose et les simulies, il occupait une villa de construction récente.
Nous étions hébergés dans une construction de type colonial avec de larges vérandas et le toit couvert de tôles ondulées. Une cuisine annexe permettait au cuisinier de travailler sur les petits foyers à charbon de bois traditionnels. Un grand espace entourait les constructions : la "concession", un espace occupé par une plantation de goyaviers, deux manguiers, et en cours de séjour, une bananeraie et un jardin clos. Souvenir particulier du citronnier qui poussait au ras de la maison et qui nous fournissait abondamment en petits citrons verts, les limes.


La concession médicale au bord du Logone

Nous avons démarré le séjour dans des conditions assez rustiques mais, quelques heures par jour, nous avions le courant électrique pour faire marcher un grand ventilateur à pâles droites très efficace et le « Chicot ». C'était un appareil assez primaire muni d’un ventilateur soufflant sur une couche de copeaux de bois arrosés d’eau par une petite pompe. En saison sèche, l’appareil permettait d’abaisser de quelques degrés la température dans la chambre des filles.
De nombreuses améliorations ont été rendues possibles en cours de séjour grâce à l’aide financière apportée, en cette période de transition, par la CEE (Communauté Économique Européenne). Ce fut notamment la création d’une micro-centrale électrique par l’achat d’un groupe électrogène diesel de grande fiabilité. Ce groupe desservant également l’hôpital permit d’alimenter une salle de radioscopie et d’équiper une salle d’opération climatisée ouvrant les activités de l’hôpital à des interventions chirurgicales.

L’autre amélioration rendue possible fut l’adduction d’eau. Après avoir fait creuser un puits à plus de onze mètres de profondeur dans la nappe phréatique du fleuve Logone, on l'équipa d’une pompe électrique à hydroinjecteurs, donc sûre et contrôlable en surface. Cet équipement me permit d’améliorer le rendement du jardin car avec de l’eau on peut pratiquement tout faire pousser en région sahélienne ! Comme par exemple, mettre en route une cressonnière de trois bassins en cascade, ensemencée grâce à un paquet de cresson tout jauni venu par avion du Cameroun en dotation épisodique de vivres frais. La reconstitution du substrat avec un seau de sang de bœuf prélevé à l’abattoir donnait un rendement et une qualité exceptionnelle. Les conditions climatiques étaient telles qu’un papayer semé pouvait donner ses premières papayes en six mois.

Une autre amélioration fut l’achat, personnel cette fois, d’un congélateur à pétrole « Servel », une marque Américaine fonctionnant grâce à un brûleur à générateur de pétrole de haut rendement et sans fumées. Un exemplaire figure dans mes archives. Ce congélateur nous permettait de stocker la viande de chasse quand celle-ci était bonne, ce qui était pratiquement la règle. Pour notre pot d’adieu, nous avons pu fournir à tous les Européens présents des boissons très fraîches car elles baignaient dans le congélateur rempli d’eau.
Ville moyenne du Sud-Est du Tchad, Bongor était scindée en deux quartiers : sur les bords du Logone, le quartier résidentiel où s'étalaient les cases coloniales anciennes et les nouvelles constructions, dont la résidence de l'Administrateur du district, le collège et surtout l'usine de traitement du coton la « Cotonfran ». De l'autre côté, le village indigène avec ses cases en terre battue. Entre les deux, l'importante concession de l'hôpital et la place du marché. Vers le Sud, la piste allant vers Moundou était bordée de palmiers bouteilles dont on disait qu'ils avaient été plantés, comme les flamboyants, du temps de l'occupation allemande.
Bongor disposait également d'un terrain d'aviation en latérite où se posait éventuellement un Dakota qui parfois nous apportait des vivre frais transitant par Douala.
Un bac permettait de traverser le fleuve Logone. Il était pour moi bien précieux pour accéder à la majeure partie de ma circonscription médicale située dans le bec de canard sur la rive gauche du Logone.
La résidence de l'Administrateur





Les cases "obus"






Bongor était reliée à Fort-Lamy par une piste en terre qui, à la saison des pluies, devenait totalement impraticable. C'est un conducteur d'engins français, Monsieur D., qui avec son équipe, dès la fin de la saison des pluies, remettait la piste en état.

Monsieur D. était marié à une vietnamienne qui était autrefois restauratrice à Saïgon. Lorsqu'ils approchaient de Bongor, nous les fournissions en légumes alors qu'ils nous approvisionnaient quelque fois en viande de chasse. Madame D. était fine cuisinière, elle vivait dans une roulotte qui suivait le chantier et elle poussait le souci de la bonne cuisine jusqu'à cultiver dans des jardinières pendues à sa roulotte des plantes aromatiques pour améliorer l'ordinaire. C'est elle qui nous a appris à faire du jambon de phacochère alors que c'est une prouesse en pays chaud.





Véhicule de service







"Bon-chauffeur" et guides



L'économie locale était une économie de subsistance : mil, patates douces, manioc. Quelques bêtes étaient élevées mais il n'y avait pas de troupeaux importants.

Un Peulh et son troupeau

 Il y avait des bovidés, des moutons, des chèvres. Les chèvres qui divaguaient étaient un véritable fléau pour toutes les cultures d'arbres (que l'on voulait voir grandir).
Le rythme des pilons emplissait l'air du village car la seule façon de consommer le mil était de le piler.
Une seule activité avait une résonance industrielle c'était la culture du coton. Elle avait été imposée par la colonisation.
Les gardes-cercle, une sorte de police locale, imposaient aux gens de la brousse la culture des parcelles de terrains incultes. Cela donnait un coton pas très haut dont la fibre était relativement courte mais dont les quantités de produit servaient à alimenter la « Cotonfran ». Cette dernière avait installée une usine dite d'égrainage c'est à dire que l'on séparait sur place le coton de la graine qui portait la fibre. De grands camions-bennes arrivaient avec le coton en vrac, puis de l'usine sortaient des balles de coton, ensuite transportées vers le port d'embarquement de Douala. Il fut une époque où ce coton a même été transporté par L'activité du coton était une activité importante. Plusieurs européens travaillaient à l'usine et la production alimentait le marché européen.
Il y eut ensuite une tentative de création d'un casier à riz. Sur un terrain propice au bord du Logone, l'Administration installa des diguettes et des canaux pour pouvoir cultiver du riz par irrigation. J'ai connu le directeur agricole qui pilotait cette culture, il avait réussi à former les Bananas à la conduite d'un attelage de zébus qu'il avait lui-même dressé aux labours des casiers avant leur mise en eau.


Le coton

La première anecdote se situe au casier A où le conducteur de travaux, revenant de congés en France, entra un jour dans mon bureau en disant : « Ah, docteur, si vous saviez ce qu'il m'arrive... » Il me raconta alors que pendant son séjour en France les Bananas avaient tout simplement mangé les deux bœufs qui servaient d'attelage pour la culture du riz. C'était une viande gratuite et certainement de bonne qualité !
L'autre aventure fut ma tentative de cultiver de l'arachide. Le terrain de l'hôpital avait une grande emprise et une parcelle était inoccupée de construction, elle servait de "pondoir" municipal dans ce pays où il n'y avait ni WC ni latrines. Ennuyé par cette pollution, un jour je décidais de la mettre en culture. J'ai demandé au directeur du casier A de me prêter son attelage de bœufs, j'ai retourné moi-même la terre de cette parcelle, puis je l'ai ensemencée en arachide au début de la saison des pluies. La récolte a été miraculeuse, j'ai rempli une multitude de sacs 20 d'arachide que j'ai distribué à mes infirmiers – en me disant que mes infirmiers allaient certainement demander à cultiver la parcelle pour avoir de l'arachide l'année suivante. Il n'en fut rien, la terre redevint ce qu'elle était à l'origine : le "pondoir" municipal.
Une activité de transit était la transhumance de troupeaux de bovidés importants venus du Nord-Tchad et destinés à alimenter en viande le Sud-Cameroun où la présence de la mouche tsé-tsé interdisait tout élevage. La transhumance était une véritable aventure car les convois étaient quelquefois attaqués au cours de leur périple par des bandits qui tentaient de s'emparer du bétail. Les pasteurs étaient d'ailleurs armés, ils disposaient d'arcs et de flèches empoisonnées qui pouvaient provoquer rapidement la mort. Ces flèches étaient enduites, sur une petite hampe d'acier susceptibles de rester dans l'homme touché, d'un probable mélange de datura et de cadavérine, afin de faciliter la diffusion du poison. Il m'est arrivé de faire l'autopsie de bandits ayant été tués par ce moyen.
Les Bananas était une tribu qui peuplait la rive droite du Logone. Elle était restée au stade très primitif au point que je disais d'eux qu' « ils n'étaient pas arrivés à l'âge de bronze ». Ils disposaient, pour toute arme, d'un bâton dont ils ne se séparaient pas. Comme habillement, ils avaient sur les reins, serrée à la ceinture, une peau de mouton ou de bique qu'ils laissaient pendre sur les fesses et se promenaient les organes génitaux à l'air. Lorsqu'ils se trouvaient dans une ambiance sociale qui leur était imposée, ils arrivaient à faire disparaître leurs organes génitaux en les glissant entre les cuisses. C'était l'objet d'une très longue préparation car, dès leur plus jeune âge, les Bananas étaient soumis à ce que l'on appelle une « distension du ligament suspenseur de la verge » ce qui leur permettait de tirer sur cette verge pour la glisser, d'un geste rapide, entre les cuisses. Ce geste amusant était appelé par les européens : « le salut Banana ».
La peau de bique qui pendait sur les fesses n'était troussée sur le devant que lorsque les Bananas allaient en brousse et risquaient de se blesser. Ils protégeaient leurs parties génitales en troussant cette peau telle une couche d'enfant.
Ils se promenaient en longue files, scandant des mélopées, sur un trot balancé assez surprenant. C'était une démonstration de force car les Bananas étaient soumis, dès leur plus jeune âge, à « une période d'initiation » c'est à dire qu'ils devaient assurer leur autonomie dans un pays hostile: les plus faibles mouraient, donc, ceux qui arrivaient à l'âge adulte étaient de magnifiques athlètes en parfaite condition physique.
Les femmes étaient également pratiquement nues. Elles avaient en tout et pour tout une petite ficelle autour de la taille à laquelle était accroché un petit écheveau de fil rouge d'une dizaine de centimètres de long terminé par deux nœuds. Ce trousseau de fil rouge permettait d'emprisonner le vagin en fermant les lèvres sur le vagin et de n'avoir ainsi aucune fuite. Lorsque la femme Banana voulait faire sa toilette, elle allait à un point Comme les négresses à plateaux, les femmes Bananas subissaient une distension labiale progressive, restant tout de même dans des proportions raisonnables. Cette distension des lèvres commençait par un petit bouton jusqu'à arriver au bouton d'aluminium de deux ou trois centimètres de diamètre, l'un étant placé dans la lèvre supérieure, l'autre dans la lèvre inférieure.
Les femmes Bananas étaient rasées. Elles fumaient un espèce de brûle-gueule composé d'un petit tuyau métallique et d'un fourneau en terre cuite.
Une petite distinction pour les femmes Toupouri (région de Fianga) qui, elles aussi, étaient nues avec une ficelle autour de la taille, elles portaient devant et derrière des feuilles fraîchement cueillies que l'on baptisait le « chasse-mouche ».
Traversant la concession au cours des visites de l'hôpital avec mon infirmier major, je surpris une  femme Banana devant un petit feu allumé qui avait un nourrisson sur
ses genoux. M'étant enquis auprès de mon infirmier de ce dont il s'agissait, il me répondit : « Elle va certainement procéder au lavement Banana. ». Nous avons donc attendu et, effectivement, elle a disposé sur le foyer un petit récipient avec soit de l'eau, soit une macération. Lorsqu'elle estima que le liquide était suffisamment tiède, elle mit le nourrisson sur le ventre, introduisit dans son anus le tuyau de sa pipe qu'elle avait désolidarisé du brûle-gueule et, avalant une grande gorgée, elle insuffla le liquide dans le rectum de son nourrisson en guise de lavement. Puis, cerise sur le gâteau, attrapant le brûle-gueule au ras, elle aspira une bonne bouffée de fumée de tabac et injecta cette fumée par le tuyau du brûle-gueule dans le rectum de l'enfant.
J'ai coutume de dire – c'est une plaisanterie – que quand elle a enlevé le tuyau de pipe, le petit s'est mis à péter en faisant des ronds de fumée... !



Hommes Bananas (ainsi que les trois hommes sur la page de couverture)



Femmes Bananas



Bananas au marché

Cette anecdote peut contribuer à situer la femme dans la société tchadienne.
Le technicien du casier A était mort à Bongor. Peu de temps après, j’ai reçu une lettre de sa femme qui habitait Toulouse et qui n'avait jamais suivi son mari en Afrique. Elle me disait qu'elle savait que son mari avait eu deux enfants naturels et elle souhaitait adopter ces deux filles. L'une des filles était métissée Peulh, l'autre était Moundang. J'ai dû négocier leur dot, avec l'accord de l'Administrateur, et au final, j'ai payé trois fois plus cher la Moundang que la Peulh. En effet, les Peulhs étaient des femmes de réputation paresseuses et faciles, alors que les Moundangs étaient des femmes supposées courageuses et sérieuses. J'ai tout de même réussi à mener la négociation à bien et à faire embarquer légalement ces deux filles à destination de la France.
Les structures du service de santé du Mayo-Kébbi.
Il existait des structures médicales importantes et, en particulier, quatre médecins du corps des médecins militaires français exerçaient dans le secteur. Ce secteur disposait de quatre lieux de traitements : Bongor, Fianga, Pala, Léré. Dans chaque secteur, il y avait au minimum un pavillon de consultations, une maternité, un pavillon d'hospitalisation. Bongor, le chef-lieu, disposait en outre d'un service de chirurgie avec une salle d'opération aménagée, une pharmacie, un service de radiologie et un laboratoire effectuant les examens principaux, et particulièrement les recherches de bacilles de la lèpre, de bacilles tuberculeux, les diagnostic du paludisme et des filarioses.

En ce qui concerne les sage-femmes, une seule femme Africaine de l'école de Dakar a été affectée au cours de mon séjour. Elle avait quitté le territoire de Madagascar où elle avait servi en tant que sage-femme au harem du sultan du Maroc, alors déporté à Madagascar. Le sultan ayant voulu l'intégrer au harem, elle a préféré quitter Madagascar et a donc été nommée à Bongor. Je l'ai hébergée quelque temps dans une chambre indépendante de ma case car elle n'avait pas de logement.
Les médecins et un sous-officier chargé de l'Administration étaient européens tandis que le reste du personnel était africain : infirmier-chef, matrones, infirmiers, aides-soignants, manœuvres.

En tant que médecin-chef, je disposais d'un budget de fonctionnement qui servait à assurer les soins et l'alimentation des malades. De plus, je recevais une dotation annuelle en médicaments fournis par la pharmacie centrale du service de santé de Fort-Lamy. Les dotations étaient régulières aussi, j'ai trouvé un grand changement lorsqu'en 1972 je suis revenu au Tchad, où deux médecins russes qui servaient en brousse me racontaient qu'ils étaient sans médicament. M'étant enquis auprès du ministre de la santé africaine de l'époque, celui-ci me répondit que les médicaments existaient mais qu'ils étaient stockés à Fort-Lamy et qu'il ne pouvait les acheminer faute de moyens de transport et surtout à cause de l'insécurité qui régnait alors en brousse. C'est avec l'aide de l'ONU qui a accepté de mettre à ma disposition un avion Dakota que j'ai pu acheminer ces médicaments vers les postes respectifs qui attendaient leurs médicaments depuis plusieurs mois. Le ministre n'a accepté ce transport par avion qu'à la seule condition que l'avion porte le sigle "Air Tchad'.

Les fonctions de médecin-chef étaient multiples. Tout d'abord, il fallait assurer l'administration proprement dite à savoir la gestion des crédits, de l'alimentation des malades et la gestion des médicaments. La gestion du personnel était un domaine complexe, c'est dans ce domaine que vont naître les difficultés que l'on connaîtra par la suite avec la décolonisation.

L'autre fonction était une fonction d'inspection. Inspection des médecins sous mes ordres dans les hôpitaux de Pala, Léré et Fianga, inspection qui pouvait avoir des conséquences importantes. En effet, au départ d'un des médecins de l'hôpital de Léré, j'ai été amené à 32 faire une inspection pour m'assurer que l'hôpital, avec du personnel uniquement infirmier, continuait à fonctionner de façon satisfaisante. Au cours de cette inspection, l'infirmier-chef m'interpella en me disant : « Docteur, on voudrait vous montrer deux ou trois cas de malades parce que ces cas nous posent des problèmes. Le docteur qui vient de partir nous a dit que c'était des cas de varicelles mais nous ne sommes pas rassurés. » J'ai donc vu les malades en question et bien sûr le diagnostic s'est imposé à moi : il s'agissait de cas de variole authentique. Cette constatation a provoqué des mesures draconiennes, il a fallu mettre en route immédiatement une campagne de dépistage de la variole et de vaccination collective pour enrayer l'épidémie. L'erreur de diagnostic du médecin qui venait de partir n'était peut-être pas totalement due à son incompétence mais à son désir d'être rapatrié le plus rapidement possible et de ne pas soulever un problème qui l'aurait bloqué sur place pour un mois ou deux encore probablement. D'autant que l'épidémie se situant à la frontière Camerounaise, il a fallu travailler en accord avec les services et les autorités de ce pays.

La consultation était très pénible surtout en saison sèche, très chaude, sans climatisation, sans ventilateur ; les papiers collaient aux avant-bras. Aussi ai-je perdu tout contrôle le jour où un collégien est venu m'exposer ses problèmes métaphysiques : « Docteur, j'ai un problème là... » me dit-il en me présentant le bas de son pantalon. J'ai tout de suite pensé à une maladie vénérienne : « C'est bien, montrez moi ça. ». Il me montre alors son sexe et, me voyant perplexe, il me dit : « Docteur, vous ne voyez pas ? J'en ai une plus basse que l'autre... ». C'est par un violent : « Moi aussi, Monsieur ! » qu'il s'est fait éjecter du cabinet.
Un autre domaine d'intervention était la consultation de l'hôpital. Les malades passaient d'abord au dispensaire pour un tri des cas pris en compte par les infirmiers. Lorsqu'un cas dépassait la compétence de l'infirmier, il m'était adressé et j'étais chargé de consulter les malades ainsi sélectionnés. C'était une activité importante qui, bien souvent, se terminait par l'hospitalisation des intéressés.



Dispensaire
Une des activités du médecin-chef était d'assurer la bonne marche de l'hôpital et pour cela, tous les matins, une visite était assurée dans les services de chirurgie, de maternité et de médecine.

J'avais pris l'initiative d'installer dans l'hôpital des « boucarous » (des petites cases indigènes en terre couvertes de paille) afin de faciliter la vie des hospitalisés car l'assistance familiale était une chose très précieuse pour tout hospitalisé. J'avais imposé aux malades d'être présents au moment de la visite, sur leur lit ou leur bat-flanc (une grande partie de l'hospitalisation se faisait sur des bat-flancs munis de nattes locales) de façon à pouvoir contrôler les traitements en cours et l'évolution de la maladie.
Il y avait quelquefois de graves maladies, un des principaux problèmes de Bongor était les morsures de serpents. Les Africains avaient assimilé le fait que la médecine européenne disposait de sérum antivenimeux et donc, dans certains cas, on pouvait sauver les gens des morsures de serpent. Malheureusement, certains malades nous arrivaient après deux ou trois jours de marche en brousse. Une des morsures de serpent particulièrement grave était celle de « l'Echis carinatus », un serpent dont le venin provoquait la lyse des hématies c'est à dire que les globules rouges éclataient dans le sang. Malgré les mesures mises en place, les autres maladies comme le paludisme, et en particulier le paludisme pernicieux, se soldaient quelquefois également par des échecs.



Tombeau de notable

Mais, en général, on arrivait à faire une médecine valable quoique parfois contrariée par la coutume locale. En effet, il m'est arrivé d'avoir des malades que j'arrivais à tirer d'affaire et, passant le soir en contre-visite, je constatais une amélioration. Le lendemain matin, lors de la visite, je constatais tout à coup une aggravation de la maladie de l'intéressé.
Ayant fait mon enquête, j'ai appris que la coutume Banana voulait que lorsqu'une personne avait vécu un certain temps il était normal qu'elle fasse la place à d'autres, et que ses héritiers puissent hériter de son bétail pour pouvoir faire la fête et manger de la viande. La procédure était très simple : personne ne tuait l'intéressé mais la famille se réunissait le soir et s'empilait sur les bords du bas-flanc du malade au point pratiquement de l'étouffer. M'étant adressé au député local, Monsieur Dobio, je me suis entendu répondre : « Mais Docteur que voulez-vous, ce type là, dans son temps, a probablement tué son père... Alors qu'on le liquide aujourd'hui, c'est une chose normale. » Il m'est D'autres coutumes m'ont interpellé, notamment celle de la constatation de la défloration des certaines jeunes filles dès leur puberté. On m'amenait la fille pour constater qu'elle avait été “dévergée”, comme disaient les autochtones. Le but était matériel, il s'agissait, grâce au certificat médical que j'accordais, d'obtenir le paiement de la dot par les parents du jeune homme qui s'était un peu trop approché et qui, en la déflorant, avait fait perdre la valeur marchande de la fille. La technique locale pour guérir la jeune fille de cette petite incartade était de lui emplir le vagin de piment.
Autre activité relativement remarquable : la délivrance de certificat d'âge apparent. Le Tchad ne disposait pas d'un état civil valable et, lorsque des personnes postulaient soit pour une entrée au collège, soit pour un départ à l'armée, soit pour prétendre à un poste administratif, elles avaient besoin d'un extrait de naissance. Cet extrait était établi par l'Administrateur au vu de certificats que j'établissais sur l'âge apparent de l'intéressé. Il m'est arrivé d'être sollicité pour modifier des certificats d'âge apparent car, en fonction des souhaits de chacun, on estimait qu'on pouvait être plus jeune pour pouvoir rentrer au collège et plus vieux pour rentrer dans l'Administration.


Le collège Bananas

Le confrère des grandes endémies se consacrant uniquement à la lutte contre l'onchocercose, il me revenait de prendre en compte les épidémies de variole et de méningite cérébro-spinale. (voir plus haut)
Parmi les activités hospitalières, il y avait le contrôle du laboratoire et en particulier dans la recherche du bacille de Hansen (bactérie responsable de la lèpre) et dans la recherche de paludisme pernicieux.
J'assurais assez régulièrement des radioscopies soit pour répondre à un diagnostic de fractures, soit pour dépister la tuberculose qui commençait à faire des ravages en Afrique.
J'assurais également les cas les plus difficiles d'accouchements. Il m'est arrivé de pratiquer un accouchement sur une femme venue de brousse dont l'enfant n'avait pas pu passer et qui était mort-né depuis deux ou trois jours. L'ensemble s'était infecté et je n'ai pu intervenir qu'en inondant le bassin de réception de grésil de façon à masquer l'odeur de pourriture qui se dégageait du vagin de la femme. En faisant une manœuvre interne, j'ai pu tirer sur par un pied le fœtus mais j'ai eu une grande émotion quand, au moment de faire passer la tête, la colonne cervicale a cédé sous la pression. Je me suis dit qu'il n'était pas question de faire une césarienne sur un enfant mort-né surtout dans les conditions d'infection qui existaient. Par chance, j'ai pu accrocher le maxillaire inférieur du fœtus et, avec beaucoup de patience, j'ai pu extraire l'ensemble. Cela m'a demandé un long travail dans des conditions pénibles.
Étant donné les installations dont j'avais pu doter la formation hospitalière, j'assurais des opérations qui n'avaient pas été pratiquées jusque là. La mise en place de cette salle d'opération me permettait d’intervenir dans des conditions adaptées. J'avais aussi obtenu d'aller rencontrer un confrère chirurgien à Moundou qui, en quelques jours, m'avait initié à la technique de la césarienne. J'ai donc pratiqué une césarienne pour la première fois sur une femme Banana. Les Bananas n'admettaient pas l'intervention médicale, considérant
qu'une femme qui n'avait pas accouché par les voies naturelles devait mourir car c'était le signe d'une faute. Cette femme avait été prise en charge par les Sœurs de
la Communauté, elle avait déjà eu deux enfants mort-nés. Les Sœurs sont venues me voir en me disant : « voilà docteur, le père et la mère de ce bébé sont d'accord pour une intervention. » J'ai donc accepté d'intervenir mais j'ai dû opérer avec la tribu Banana à la porte de ma salle d'opérations... Je ne sais pas le sort qui m'aurait été réservé si mon intervention s'était soldée par un échec.
Ce jour-là, la Sœur infirmière de la Communauté m'a demandé si elle pouvait pratiquer l'aide opératoire. J'étais, bien sûr, plus que partie prenante car cela ne pouvait que faciliter mon intervention. On s'est heurté à une petite difficulté car la Sœur était en robe et en cornette, elle a demandé à la Mère Supérieure si elle pouvait momentanément abandonner ses habits pour revêtir la tenue de chirurgien. Ayant reçu l'autorisation, c'est avec un plaisir fou que cette Sœur a accepté de participer à l'opération. Nous avons eu la chance de sauver la mère et l'enfant et cela a été pour nous une grande satisfaction, au point que la Mère Supérieure et la Sœur infirmière ont accepté de venir boire un pot à la Cette Sœur infirmière est tombée amoureuse d'un prêtre missionnaire, c'était un garçon remarquable. Normalement, l'amour aurait pu porter ses fruits... mais la Communauté fût intraitable. La Sœur infirmière a été réintégrée dans la Communauté pratiquement au secret, tandis que le prêtre missionnaire a été changé de secteur. Dure loi du dogme catholique.
D'autres interventions ont eu lieu dans ma salle d'opérations. Un jour, j'ai opéré un blessé de l'abdomen par arme blanche, victime d'une éventration avec certaines anses grêles qui commençaient à sortir. Le gendarme qui m'avait ramené le blessé m'avait demandé s'il pouvait assister à l'intervention, je n'y voyais pas d’inconvénient et lui donnais une blouse blanche. J'ai donc ouvert la paroi et commencé à traiter l'intestin grêle qui avait été lésé. Surprise, j'ai découvert un ver solitaire qui, trouvant la position inconfortable, était en train de migrer vers l'extérieur. A la vue du spectacle, le J'ai été appelé à intervenir un jour pour un chanteur américain. Le centre culturel américain de Fort-Lamy avait détaché à Bongor une chorale chargée d'animer un spectacle au collège. L'un des chanteurs, en bâillant trop fortement, s'était décroché la mâchoire. Ce n'était pas une lésion très très grave et la réduction d'une luxation de la mâchoire était une opération relativement simple. Mais, ayant à faire à des Américains, je tenais à marquer l'effort que faisait la France dans les équipements hospitaliers. J'ai alerté mon infirmier-major, nous avons mis en route la climatisation, nous avons aménagé la salle d'opérations avec le grand scialytique allumé et la mise en scène d'une grande intervention. J'ai pratiqué cette réduction de façon extrêmement rapide. Par la suite, j'ai reçu les félicitations de l'Ambassade des États-Unis à Fort-Lamy, étonnée de la structure hospitalière de la brousse tchadienne.
Enfin, une intervention témoignant de la résistance du sujet Africain. Je suis intervenu, un jour, sur un omphalocèle (hernie ombilicale du nouveau-né) dû à un cordon mal ligaturé, un petit paquet d'anses intestinales étaient extériorisées. Comme l'enfant venait de brousse, on avait mis quelques chiffons plein de sable sur la hernie. J'ai mis plusieurs heures à nettoyer minutieusement, une à une, les anses intestinales au sérum physiologique tiède. J'ai réintégré le tout et traité la hernie ombilicale. Malgré un traitement antibiotique mis en route, j'étais très pessimiste sur le résultat et suis rentré me coucher en disant à mon épouse que je n'avais pas grand espoir. A ma visite le lendemain matin, le nourrisson était au sein de sa mère et tétait avec bonheur.
La léproserie était un service à part, un service d'isolement situé à un peu plus d'un kilomètre de Bongor vers le sud. Elle était tout près de la Communauté des Sœurs. Ces dernières animaient l'école dite européenne des cours primaires et un dispensaire que j'alimentais.
Les lèpres étaient quelquefois très invalidantes, c'était un service très lourd à supporter. Les Sœurs le faisaient avec beaucoup d'abnégation et de courage. Les lèpres pouvaient être invalidantes au point que les lépreux perdaient des doigts aussi bien aux pieds qu'aux mains et quelquefois le nez avec une plaie béante de la face. Ces lèpres étaient particulièrement contagieuses contrairement à la lèpre tuberculoïde qui ne présente aucun danger de contagion. Je souriais lorsque je voyais certains spécialistes de la lèpre embrasser une jolie Africaine atteinte de lèpre tuberculoïde sachant pertinemment qu'ils ne couraient aucun danger.
Quand je suis arrivé au Tchad, nous étions encore dans une phase de transition acceptable, en ce sens qu'il y avait effectivement un Président (Tombalbaye), une chambre des députés et, à côté de ça, une Administration avec des conseillers techniques encore Européens. C'était le cas pour le service de santé de Fort-Lamy où un Médecin Colonel était conseiller du Ministre de la Santé publique.
A l'échelon local, le préfet et le sous-préfet, européens, issus de l'Administration coloniale, étaient encore en place. Mais déjà, les députés locaux exerçaient leur autorité, comme le député Dobio qui venait me voir assez souvent à l'hôpital. Il était originaire du coin, il avait été formé par les Sœurs de la Communauté, il était péniblement arrivé jusqu'au Certificat d’Études. Il avait été élevé sous la coupe des Chrétiens lorsqu'un jour je l'ai vu arriver dans la concession de mon hôpital en grand boubou blanc et djellaba...
« Qu'est-ce qu'il vous arrive Monsieur le
Député ? »
« Docteur, je me suis fait musulman. »
« Vous vous êtes fait musulman ? »
« Et oui, qu'est-ce que vous voulez, je voulais pouvoir épouser une autre femme. »
Sur le plan Santé, j'ai connu deux ministres. Le premier était d'origine Tchadienne du Sud, il était relativement cultivé. Je l'avais reçu en inspection et je m'étais permis de l'inviter chez moi. De retour à Fort-Lamy, ce ministre m'avait envoyé un bristol pour me remercier de l'accueil qu'il avait reçu. Malheureusement, je crois qu'il n'appartenait pas à la tribu dominante et il a disparu du circuit. 
C'est Monsieur D.S.R, un ministre originaire de la région du Mayo-Kébbi, qui a été choisi par le Président Tombalbaye pour lui succéder. D.S.R n'était pas arrivé jusqu'au Certificat d’Études. Il était venu en inspection à Bongor, après lui avoir fait visiter le service, j'avais fait une intervention au cours d'une petite réception pour le remercier de sa venue. A ce moment-là, le Chef de Cabinet lui a envoyé un grand coup de coude dans les côtes en lui demandant à voix basse de me répondre. Ce brave Ministre a été incapable de mettre un mot devant l'autre. Ça ne l'empêchait pas de dire : « je connais bien les problèmes des médecins étant moi-même infirmier vétérinaire ». En réalité, les infirmiers vétérinaires tchadiens étaient des manœuvres à qui l'on avait appris à piquer les bovidés lors des campagnes de vaccination pour lutter contre les épidémies qui sévissaient dans les troupeaux. C'était la seule formation qu'ils avaient reçue.
Monsieur D.S.R étant intervenu directement et manifestement par favoritisme dans les mutations de matrone exerçant dans mon secteur, j’ai adressé à mon Ministre une lettre assez vive, je le reconnais, de protestation. Le Ministre s’en est plaint à mon supérieur, le Médecin colonel, son conseiller technique, lequel m’a adressé une lettre d’observation disant notamment : « Croyez-vous, Deramond, que vous auriez écrit une lettre pareille à un Ministre Français ? ». La réponse fut rapide : « Il ne s’agit pas, mon Colonel, d’une question de couleur mais d’une question de valeur. Si mon Ministre Français avait été aussi minable que mon Ministre Tchadien, il aurait eu doit à la même lettre. ».
Une dégradation nette de la situation s'est produite lorsque le préfet et le sous-préfet européen de Bongor ont été remerciés et renvoyés en Métropole ayant refusé de truquer la loi électorale. Il y a eu d'abord ce que j'ai appelé « la révolte Banana » : un beau matin, on a vu arriver en grand défilé des colonnes entières de Bananas, bâtons à la main, scandant leurs chants de guerre. Ils voulaient investir la résidence de l'Administration en place pour présenter leurs revendications. Il faut dire que nous avons été très très très inquiets de l'évolution de la situation car l'Administration ne disposait que de quarante-cinq gardes-cercle peu virulents pour se défendre contre cette troupe considérable de Bananas. Bien que n'étant pas armés, on pouvait craindre le pire. La révolte a été "calmée", en quelque sorte, par la venue du Président Tombalbaye lui-même. C'est au cours de cette visite du Président que le médecin des grandes endémies et moi-même avons pu avoir une entrevue avec lui. Nous lui avons alors exposé les difficultés que nous rencontrions pour assurer la gestion de nos services, en particulier à cause des interventions intempestives du Ministre de la Santé qui, pour un oui ou pour un non et pour des raisons purement personnelles au gré de ses fantaisies, mutait infirmières et matrones. Le Président Tombalbaye nous a dit qu'il prenait conscience de nos difficultés mais, étant donné que Monsieur D.S.R représentait une ethnie importante, il était obligé de compter sur lui pour asseoir son autorité, il lui était donc impossible de faire quoi que ce soit. Il nous demandait de nous adapter à la situation présente en nous promettant cependant d'essayer d'intervenir. Comme nous lui avions proposé de nous en tenir au rôle de Conseiller, il nous a confirmé dans nos responsabilités pleines et entières.
Il faut croire que le Président fut de parole car je n'ai plus vu mon Ministre jusqu'à la fin du séjour. Quelquefois, mes infirmiers disaient le matin : « Docteur, le Ministre est passé cette nuit, il allait dans son fief à Fianga. » Le Ministre préférait passer de nuit pour éviter probablement de me rencontrer.
Avant l'entrevue avec le Président Tombalbaye et étant donné les difficultés que j'avais à gérer mon service, j'avais adressé à mon supérieur une lettre demandant mon rapatriement anticipé vers la Métropole. Cette lettre est restée en instance un certain temps et, après mon entrevue avec le Président, j'ai repris ma démission. Avec mon épouse, nous avions déjà préparé les cantines et avisé le personnel que nous quittions Bongor. Ce qui n'était pas sans les inquiéter car nous étions l'assurance d'un emploi.
Un accrochage plus sévère a eu lieu quelque mois après. Il devait être dix heures du soir, j'étais en intervention à la maternité, j'avais été appelé par la sage-femme pour un accouchement difficile lorsqu'un infirmier est venu me dire : « Docteur, le chef du cabinet du Ministre vous demande ». Je me vois encore en blouse blanche avec mes gants, tenant mes mains en l'air, m'avançant vers la porte et la véranda où m'attendaient le chef de cabinet et son escorte. Je lui ai demandé quelle était la raison de sa visite, ex abrupto il me dit :
« Docteur, vous êtes un sale colonialiste ! »
« C'est parce que je suis un sale colonialiste qu'à dix heures du soir je me débats pour mettre au monde un petit Tchadien. »
« Non, non, ce n'est pas pour ça, docteur, c'est parce que je suis à Bongor depuis deux jours et vous ne m'avez même pas invité à boire un pot chez vous. »
« Monsieur le chef de cabinet, venez demain matin à neuf heures, je vous ferais visiter l'hôpital, je vous exposerais tout le travail que nous faisons et vous pourrez en juger. Quant à venir boire un pot chez moi, je vous dis tout de suite : c'est non. »
J'étais excédé et fatigué. Après avoir terminé l'accouchement, je suis rentré chez moi vers minuit et j'ai dis à mon épouse : « Tu sais, on peut refaire les valises, il y a de grandes chances pour que je sois viré très rapidement. » Par chance, la population locale et les élus tchadiens ont défendu ma cause et il n'y a eu aucune suite à cet accrochage.
Parallèlement, le médecin de Fianga, le jeune médecin-lieutenant Noël, a eu lui aussi de grosses difficultés avec le sous-préfet africain. La première difficulté fut une question de mobilier et de pure jalousie de la part du préfet. Les médecins recevaient du mobilier de la coopération européenne alors, considérant que le médecin avait du mobilier beaucoup plus valable que le sien, le sous-préfet envoya des gardes récupérer le mobilier du médecin en le laissant sans rien.

D'autres difficultés beaucoup plus importantes eurent lieu le jour où Noël, face à une épidémie de variole, eu le malheur de commencer sa campagne de vaccination au plus près des premiers cas de variole c'est à dire sur l’exploitation expérimentale de Tikem où étaient des européens. Le sous-préfet m'envoya une lettre de reproches assez virulente (cf. : annexe) disant que le docteur Noël n'avait pas vacciné en priorité le personnel de l'Administration de Fianga.
Autre reproche fait à son encontre : avoir transmis les notes du personnel directement par la voie technique c'est à dire son supérieur hiérarchique (moi-même) en C'est assez excédé par ce séjour africain que Noël est rentré en Métropole, il n'a pas fait une longue carrière coloniale.
Concernant les problèmes liés à la “décolonisation”, une histoire mérite d'être ajoutée à ces mémoires. L'épisode se passe au Gabon, cinq ans après, Monsieur Omar Bongo avait succédé à Léon M’Ba. Tous les médecins de la coopération alors en service à Libreville sont invités un jour, par le Président lui-même, à se réunir dans l'amphithéâtre de l'hôpital. Médecin, colonel, conseiller du ministre de la santé en tête, nous sommes tous réunis lorsque nous voyons arriver Monsieur Omar Bongo et son escorte et, surprise, les caméramans de la télévision Gabonaise. Nous subissons alors un véritable réquisitoire contre ces médecins français corrompus, prévaricateurs, qui ne sont là que pour faire de l'argent. La manœuvre était grossière, Monsieur Omar Bongo, qui n'avait pas le charisme de Léon M’Ba, voulait démontrer son autorité et son indépendance vis à vis de la France Une réunion des médecins, sans notre patron, eu lieu chez moi dés le lendemain matin. D'un commun accord, nous avons estimé que nous n'avions pas à accepter un pareil affront et avons demandé notre rapatriement. Quand j'ai informé notre chef hiérarchique, le Médecin Colonel C., de notre décision, celui-ci m'a dit avec gravité : « Vous pouvez le faire mais tous vos camarades qui sont au tableau d'avancement cette année seront rayés de la liste et je verrais moi-même les étoiles de Général me passer sous le nez. », tout en ajoutant que l'Ambassadeur de France avait reçu les excuses du Président. L'offense était publique, les excuses (si elles ont existé) sont restées confidentielles. Par solidarité pour les camarades qui risquaient d'être sanctionnés, nous avons avalé la couleuvre en constatant aussi que nous pouvions être salis sans que nos autorités réagissent officiellement. Diplomatie oblige !

Epilogue:

Je souhaite que vous trouviez, dans ces quelques souvenirs, le témoignage d'un de ces quelques mille médecins qui, comme moi, ont vécu avec plus ou moins de facilité d'adaptation cette période que l'on a aussi baptisée « période d'Africanisation des services ».







Jean DERAMOND