Pages

vendredi 18 septembre 2015

Notre histoire




Comment un méridional a pu rencontrer une Bretonne alors que quelque mille kilomètres les séparaient ?
II a fallu les évènements liés à la défaite de Juin 1940 pour que Jean  rencontre Yvonne dans l’Ariège à Labastide-sur-l’Hers. La famille Le Bonhomme fuyant les bombardements de Tours avait eu la chance de retrouver le 241ème régiment Breton commandé par Robert Le Bonhomme, père d’Yvonne et avait suivi sa retraite jusqu’aux portes de l’Espagne à Pamiers. La famille, hébergée par un des militaires du régiment, se retrouva à 50 mètres de la maison des Daynié où était hébergée la famille Deramond qui elle avait quitté Nice à la déclaration de guerre de l’Italie.
C’est le soir de son arrivée qu’Yvonne, invitée par son Père, vint offrir une cigarette Belge que le régiment avait reçue en dotation abondante, aux jeunes gens du pays qui flânaient, à la ‘fraiche’ sur la pelouse près du monument aux morts. Jean ne fumait pas, mais il fut impressionné par cette menue jeune fille blonde à l’air timide et réservé. C’était le début d’une aventure qui dure depuis 65 ans. Tous deux avaient seize ans.
Yvonne a du mal à comprendre ce jeune homme qu’elle retrouve dans ses pas à tout bout de champ, le soir quand elle va promener et coucher le chien, un cocker golden, dans la voiture, lors d’une promenade vers Foncirgue avec une camarade (c’est Maman Bonhomme qui a vendu la mèche)…) Elle accepte cependant un rendez-vous derrière le passage à niveau à la sortie du village pour une promenade dans les collines mais refuse vertement d’un‘ « je sauterai bien toute seule » resté célèbre, la main tendue pour sauter un fossé.
Il y avait bien Carmen la jeune voisine type espagnol assez incendiaire à qui Jean donnait des leçons de mathématiques mais déjà le soir, tenu en éveil par les sueurs abondantes, il devait faire sa primo, du petit cousin dont je partageais le lit, je pensais. Je pensais à Yvonne dont je devinais combien il serait doux de partager la couche sans autre arrière-pensée.
L’armistice signé, Nice provisoirement protégée de l’occupation Italienne, la famille Deramond réintégra le domicile alors que la famille Le Bonhomme suivant les aléas de l’armée d’armistice fût ballottée de Lieurac à Pamiers puis à Briançon ou Papa Le Bonhomme prit le commandement d’un camp de réfugiés républicains espagnols. La correspondance au début fut très épisodique, mais une première photo échangée devint l’image devant laquelle on rêvait. D’autres photos suivirent de Briançon apportant trouble et réconfort. Réconfort car l’aventure se poursuivait, trouble parce que, apparemment, Yvonne semblait avoir une vie confortable et insouciante sans comparaison à la vie d’austérité et de privation que nous connaissions à Nice. Il semblait y avoir un fossé entre nos deux vie et pourtant l’espoir persistait plus fort que tout.
Cet espoir devait être soumis dans les années suivantes à bien d’autres épreuves.

Elles commencèrent avec le dégagement de l’armée, à sa demande, de Papa Le Bonhomme. La famille regagna donc Tours et nous nous sommes trouvés séparés par la ligne de démarcation. Pour les jeunes générations, il faut préciser que l’armistice signé en Juin 1940 entre la France et l’Allemagne séparait notre pays en territoire occupé au Nord et zone non-occupée au Sud et que les échanges étaient extrêmement réduits entre les deux zones.
En matière de correspondance la seule possibilité offerte par l’armée d’occupation Allemande était la carte inter-zone pré-imprimée ouvrant la possibilité à l’échange de 5 mots. C’était un peu court pour exprimer ses sentiments mais c’était le fil tenu qui sauvegarda notre aventure.
Les échanges s’améliorèrent un peu lorsque les cartes inter-zone devinrent de véritables cartes postales permettant d’écrire sur la totalité d’une face. Nous arrivions alors à passer plus de six cents mots par carte.
Le moral, l’espoir allaient au rythme de la fréquence et de l’acheminement du courrier.
L’échange de correspondance amena à prendre conscience que la situation de totale séparation ne pouvait pas s’éterniser. Ayant reçu, à Labastide une offre d’hospitalité d’un sergent du régiment de Papa Le Bonhomme, j’ai conçu, au printemps 1942, le projet un peu fou de m’inscrire à la Faculté de Médecine de Rennes. Cela me permettait d’avoir un laissez-passer pour franchir la ligne de démarcation. On verra par la suite que cette expatriation faillit avoir de conséquences catastrophiques mais il faut croire que déjà un bon ange veillait sur nous et que notre détermination pouvait renverser des montagnes. Mon long et très lent voyage en train à travers le Massif central ne m’a laissé qu’un souvenir celui du premier contact avec l’armée Allemande montée à bord du train en gare de St Germain des Fossés pour un contrôle rigoureux, glacial. Brutalement on prenait conscience que l’on était plus dans le même pays car si dans le Midi on mourrait de faim, le leurre d’un gouvernement de Vichy omniprésent ne laissait nullement prévoir les drames ultérieurs.
Ce brusque basculement dans une atmosphère de tensions, de luttes et de guerre devait accompagner notre histoire jusqu’au printemps 1945. Le 89 ter de la rue des Bordiers à St Symphorien sur Loire, au Nord de Tours restera comme le petit paradis où enfin nous avons pu nous dire, les yeux dans les yeux mais avec beaucoup de retenue et de respect mutuel combien nous étions attachés l’un à l’autre et qu’il ne nous paraissait pas possible de construire notre vie l’un sans l’autre.
Avec le recul, nous prenons conscience combien ces moments de retrouvailles ont été rares durant ma scolarité à Rennes. Les liaisons Rennes Tours étaient difficiles et surtout je n’avais que de très maigres ressources financières. Mais ils restent, plus de soixante ans après, des moments d’une richesse infinie car brusquement tous les échanges épistolaires tous les sentiments exprimés se concrétisaient dans un regard, dans une caresse, dans quelques mots échangés.

Ce sont ces moments de grand bonheur qui permirent de faire face aux premières difficultés nées en cette année scolaire 1942-43.
La première et elle fût de taille, a été de prendre conscience que l’hospitalité offerte par Monsieur Fontaine n’était peut-être pas aussi désintéressée que ça. Heureusement, un jeune Argentin jouant de la guitare et très disponible, car ne travaillant pas occupait avanta-geusement la place. On me fit comprendre qu’il était peut-être bon que je trouve à me loger ailleurs. Dire que le jeune homme de 19 ans que j’étais à bien réalisé la situation ? À coup sûr non, et je ne garde pas le souvenir de difficultés de relogement. Une chambre au-dessus d’un bar-débit-tabac tenu par la mère Thual près des abattoirs de Rennes me servit de havre. Grace au ravitaillement récolté épisodiquement dans les campagnes reculées d’Ille et Vilaine, dont une partie était expédiée à Breil, je déjeunais le matin de deux œufs au plat. Un luxe qui me permit de gagner quelques kilos qui m’avaient tant fait défaut dans le midi, ce qui avait fortement handicapé ma dernière année avant le Bac.
J’avais trouvé un petit travail à la délégation Régionale à la jeunesse dont les bureaux dominaient la place de la mairie.  Je pouvais assister sinon à tous les cours, mais au moins aux travaux pratiques et assurer ainsi en fin d’année la validation de mon PCB (Certificat de Physique, Chimie et Biologie).
Ce semblant d’équilibre matériel n’arrivait pas à compenser, l’isolement, l’ambiance de guerre avec entre autre le bombardement massif de Rennes par les américains, 400 morts, les alertes incessantes, le black-out.
Le courrier échangé sans contrainte, cette fois, avec Tours était le fil tenu qui permettait, jour après jour d’aller de l’avant, la tristesse dans l’âme mais la joie au cœur.
Un séjour à Tours en fin d’année scolaire et on oublie tout. Il n’est que de voir les photos prises à ce moment-là, au bord du Cher pour réaliser que les amoureux, pour utiliser une image consacrée étaient seuls au monde.
L’année scolaire 43-44 tourna au drame. Après des débuts matériels très difficiles, je croyais avoir assuré le minimum. Les repas gratuits en assurant le service des repas au restaurant universitaire, l’obtention d’un prêt d’honneur, un petit travail à la bibliothèque, je pensais avoir assuré l’essentiel. Mais très rapidement ces avantages m’ont été retirés par le Rectorat. Fin Janvier j’ai été invité, par le Recteur lui-même à regagner mon Académie d’origine, celle d’Aix-Marseille il prenait lui-même en compte le transfert de mon dossier.
Avant d’aller plus avant dans cette histoire j’ai relu mes notes de cette période, Janvier 44 Janvier 45 qui fut réellement la période noire de notre vie commune mais aussi l’épreuve qui a donné à notre histoire une force, un vécu qui  en a fait l’histoire merveilleuse d’un amour indestructible méritant que, plus de soixante ans après, on puisse avoir un regard attendri sur tant de bonheur et tant de difficultés à la fois.
De ce temps qui nous a paru une éternité quelques traits, ces traits de guerre qui assassinent.
Peu de temps avant mon départ de Rennes la secrétaire du rectorat m’avait informé que Papa Bonhomme avait demandé des renseignements au rectorat. Quand mon passage à Tours devint inéluctable, Vonette me fit savoir que mon passage n’était pas souhaité par la famille. C’est donc en cachette, seule la brave Jeanne était dans la confidence, que nous avons pu nous dire au-revoir dans une rencontre de quelques heures entre deux trains. Entrevue qui restera pour toute notre vie une atroce déchirure d’autant que d’autres épreuves devaient suivre.
Ce fut l’impossibilité, pour moi, d’une réinsertion dans le cursus universitaire. Le risque d’un départ en Allemagne pour le service du travail obligatoire auquel ma classe était appelé (S.T.O). Six mois d’errance psychique et philosophique, mais où la correspondance arrivait à maintenir une lueur d’espoir.
Du côté de Vonette la pression familiale, une famille convaincue que notre engagement ne mènerait à rien. Famille qui a dû caler devant la détermination farouche de leur fille.
Épreuve majeure, l’isolement de la famille Deramond dans les lignes Allemandes à partir du débarquement des troupes alliées en Provence en Août 1945.
Pendant 5 mois, nous allons être totalement coupés du reste du monde condamnés à l’isolement : front de défense Allemand à Brouis, champs de mines vers Breil  et la majeure partie de la population déportée en Italie. Sous le pilonnage incessant des Américains immobilisés au Mt Grosso le problème majeur était celui de la survie et ma seule prière de demander à Dieu de sauver Vonette de la désespérance et de l’oubli.
De son côté Vonette ne comprenait pas la situation. En France,on ne parlait pas de cette poche résiduelle de résistance Allemande, trois petites communes qu’est-ce que cela représentait par rapport aux immenses enjeux de l’invasion de l’Allemagne. Sa quête d’information auprès de mon camarade Adrien à Nice, du Maire de Breil, qu’elle ignorait déporté à Turin à été vaine.
Avant même la fin de guerre nous avons pu traverser les lignes de défenses Allemandes et un télégramme expédié de Nice a appris à Vonette que j’étais vivant et que mon premier souci était de renouer le contact.
Mes parents, ma sœur et moi nous nous sommes retrouvés réfugiés, en hôtel conventionné à Nice. Sans autre perspective valable, je me suis engagé au titre du service de santé pour la durée de la guerre. Cela m’a valu de connaître le folklore de la formation chirurgicale mobile dite ’Monaco-Marseille’‘ j’ai été tout heureux de pouvoir me faire libérer, la guerre terminée, en Août 1945.

Ni la longue et totale séparation, ni les épreuves antérieures ni les difficultés d’une vie ramenée à celle d’une bête n’avait entamé le sentiment qui nous liait et qui nous avait donné le courage de tout subir. À nouveau nous pouvions faire des projets même si ces projets étaient loin d’être finalisés.
Vonette qui avait décroché un emploi d’infirmière à la SNCF et bénéficiait de voyages gratuits a pu venir me voir à Nice et rendre ainsi visite à mes parents réfugiés dans un petit appartement inconfortable. Le retour à Breil n’était pas envisageable avant que le pays soit totalement déminé. Nos retrouvailles après ces 20 mois hautement perturbés étaient tellement préparées par nos correspondances qu’elles se sont inscrites tout naturellement dans notre histoire commune.
Où ai-je trouvé un peu d’argent pour offrir à Vonette une très modeste bague qui se voulait être de fiançailles. Maman Bonhomme a regretté ces fiançailles en catimini et aurait souhaité participer à l’achat d’un bijou plus conséquent mais notre engagement était notre affaire, notre affirmation que déjà nous étions deux à faire face.
Il a fallu plusieurs mois avant que, de Toulon où j’avais intégré l’école annexe préparatoire du Service de Santé, je puisse entreprendre un voyage vers Tours. Je n’avais pas les moyens financiers de le faire, mais j’avais remarqué que des trains de marchandises spéciaux embarquaient le soir les troupes Britanniques qui, rapatriées d’Egypte, regagnaient la Grande Bretagne via Toulon et Cherbourg. J’ai donc embarqué clandestinement un soir sur un de ces trains et après un long voyage par les lignes secondaires du Massif Central j’ai débarqué à Tours.
Confiants en l’avenir nous avons alors commencé à préparer notre mariage.
 Une difficulté insoupçonnée nous attendait celle du mariage religieux. Vonette était d’une famille catholique de tradition, vouée à la vierge Marie elle avait été élève des écoles privées, les écoles de Bonnes-sœurs comme on disait alors. Même si c’était avec quelques réticences, elle allait à ‘confesse’. Je revendiquais de par mon baptême et bien qu’ayant été élevé dans l’athéisme absolu le titre de protestant Réformé. Sur le plan de nos relations ce n’était pas un problème majeur, mais nous avions à cœur de concilier ce différent pour faire de notre mariage un véritable engagement devant les hommes et devant Dieu. Nous n’avions pas mesuré le fossé qui à l’époque séparait les deux pratiques. À titre d’exemple l’évêché de Tours consulté par Vonette lui conseilla de choisir un futur mari chez ces jeunes catholiques bien nés qui ne manquaient pas. Quant à moi, je me suis retrouvé traité d’hérétique et menacé, sans rire, du bûché par l’aumônier militaire catholique de la Marine à Toulon. Une manœuvre de dernière minute de l’évêché failli nous priver de la grande cérémonie prévue à l’église de St Symphorien, ville dont papa Bonhomme était maire à l’époque.
Voilà comment Vonette fut mariée à un inconnu, sans bénédiction et échange des anneaux au cours d’un service où les sœurs des communautés présentes n’arrivaient plus à trouver leurs repaires.
Nous avons échangé nos anneaux en cachette au fond du parc en arrivant au Bocage. Si j’insiste sur cet épisode, c’est qu’il souligne, jusque dans le domaine spirituel, la force de notre engagement et notre refus de soumettre notre union à d’autres contraintes que celles de notre cœur.
Les épreuves n’étaient pas terminées car admissible à l’école de Santé Navale, mon admission était soumise à la validation auprès de la faculté de Montpellier de ma première année de Médecine. Malgré tous les efforts fournis, une interruption de deux années dans mes études n’avait pas été sans conséquences.
À nouveau nous étions dans une grande incertitude quant à notre avenir. La situation n’était pas catastrophique car Vonette travaillait comme infirmière et nous étions hébergés dans un petit studio du Bocage. Mais toute notre vie était en jeu et les solutions les plus folles ont été envisagées. Santé Navale au vu de mon dossier en particulier d’engagé volontaire après mon passage des lignes, a maintenu mon admissibilité sous réserve d’une cession spéciale à laquelle je pouvais prétendre. Mon dossier a été transféré à Tours où j’ai pu échapper à la terreur des étudiants de Montpellier le Professeur de Chimie Médicale le Pr Christol.
Reçu en première année à Tours j’ai intégré l’Ècole fin Février 1947 avec un handicap de 4 mois de scolarité sur ma deuxième année.
Avec aussi une chance inouïe. L’admission à l’école n’était pas ouverte aux étudiants mariés, mais un décret avait accordé une dérogation pour les étudiants ayant des services de guerre. C’était mon cas. Le décret fut abrogé peu de temps après et voilà comment j’ai probablement été le seul navalais à avoir intégré la boîte, marié.
 Jeunes mariés, nous avons vécu notre première séparation Vonette travaillant à Tours. Mais la situation s’était améliorée car j’avais enfin un avenir, j’étais logé, habillé, nourri par l’école et avais même un petit pécule d’argent de poche. Le luxe ! Vonette  qui profitait toujours des voyages gratuits venait me rejoindre à Bordeaux le W.E, près de 9 h de voyages par Dimanche partagé. Dernière alerte sur un avenir qui semblait assuré la chimie médicale, ma hantise, par la fatalité du tirage au sort s’est retrouvée comme matière de base à l’écrit de l’examen de deuxième année. Nouvel échec et avant la session d’Octobre Vonette me faisait réciter mes cours.
Des années durant mes cauchemars ont été hantés par cette terreur de l’échec. Mais Vonette était là, présente partageant mes angoisses mais m’apportant sans cesse les encouragements de son amour.
J’ai validé ma seconde année en octobre et Vonette avait obtenu sa mutation pour le dispensaire de la SNCF de la gare St Jean à Bordeaux. Ce fut un des évènements particulièrement heureux de notre existence. Nous avions eu connaissance d’un poste vacant à Bordeaux, mais avions appris, aussi, que l’infirmière chef du dispensaire ne souhaitait pas recruter de femme mariée. Nous avons fait le siège de mademoiselle Le Goff, la Directrice que nous avons même rencontrée à son domicile un dimanche où Vonette était venue à Bordeaux. Est-ce la notoriété de Vonette qui avait particulièrement réussi au dispensaire du dépôt SNCF à Tours, est-ce le prestige de l’uniforme, les ‘navalais’ étaient les enfants chéris et courtisés de la ville, nous ne l’avons jamais su. Vonette a eu son poste et pendant trois ans nous avons vécu la vie heureuse et matériellement confortable d’étudiant car de plus, étant marié j’ai été externé. Je n’étais pas astreint à coucher à l’école.
Trois ans avec cependant un gros point noir car une grossesse pathologique de Vonette suivie par le Professeur Rivière réputé pour son intégrisme a valu à Vonette d’être soumise à des doses massives de progestérone. Suspectée de se fatiguer à Bordeaux elle a été expédiée à Tours pour se reposer dans sa famille. L’échec du traitement a abouti à une suspicion de cancer de l’utérus pour laquelle Vonette a été suivie pendant quelques mois.
L’année 1950 marqua le début d’une double aventure, celle d’une carrière coloniale, celle de notre devenir familial. Ayant gardé le bénéfice d’une deuxième année de rattrapage j’ai cumulé la cinquième et sixième année de médecine passant dans la foulée mes examens cliniques et ma thèse avec un ‘break’ mémorable : mon affectation au cours des vacances d'été à la colonie de vacances de la marine de l’abbaye de Berthaume à la sortie de la rade de Brest. Vonette qui avait pris pension dans un 'bar débit tabacs', enceinte, a été gâtée tant par la vieille bretonne qui tenait l’auberge que par des amis de Papa Bonhomme, brestois en vacances au Trez-Hir.
La thèse présentée le 23 novembre me permit de rejoindre la promotion précédente pour le stage d’application au Pharo non sans une courte affectation intermédiaire dans les camps de l’infanterie de Marine à Fréjus. (Voir mémoires de Mauritanie)
Sur le pan familial, la perspective d’un salaire enfin assuré nous avait permis d’envisager la venue d’un héritier, je dis un héritier car Vonette était persuadée qu’elle n’aurait que des garçons. Et c’est là que l’aventure a bien commencé. Nous avons quitté Brest fin Août pour rejoindre Bordeaux via Tours pour couper un voyage particulièrement long et difficile en train.
Tout était prévu à Bordeaux pour l’accouchement, la place à la clinique, la layette dans un placard… Durant la nuit de notre transit Vonette fut prise de douleurs et je ne pus que constater un accouchement imminent. Sylvie est donc née à Tours à la grande joie des grands parents mais au grand dam de son père condamné à aller récupérer la layette en catastrophe à Bordeaux.
L’aventure de notre couple en totale autonomie était lancée faisant face aux problèmes avec une communion qui ne nous fera jamais défaut.
Le choix d’une nouvelle grossesse dans la perspective d’une longue séparation liée à un séjour ; la divine surprise d’un départ en Afrique, l’affectation à un poste de brousse réputé difficile sur le plan climatique et isolement furent vécus dans l’enthousiasme partagé d’une vie nouvelle et surtout dans la prise de conscience qu’après bien des galères nous étions enfin promis à une vie de bonheur.
Bien des péripéties ont jalonné les cinquante-cinq ans qui ont suivi. Certaines particulièrement marquantes ont déjà fait l’objet d’une relation la naissance d’Anne et les problèmes liés à un long séjour en Mauritanie, notre séparation de plus d’un an imposée par le séjour aux terres Australes.
À ce sujet le journal de bord que j’ai saisi ne souligne pas l’autre facette de notre vie de couple. Certes, perdu sur mon caillou, j’avais de quoi me morfondre, mais Vonette seule en France avec trois filles en bas âge sur les bras a connu elle aussi une année difficile. Je l’avais repliée sur Breil pensant que la présence de mes parents, de ma sœur lui serait un secours sinon continuel, tout au moins ponctuel. Il n’en fut rien et Vonette assuma sans même pouvoir partager ses difficultés puisque nos échanges étaient réduits à un message radio, passé en Morse, de 25 mots par semaine.
Mais notre passé, nos longues attentes nous avaient forgé un moral capable de surmonter cette nouvelle épreuve certes moins dramatique que les précédentes mais tout aussi éprouvante sur le plan moral.
C’est seule, encore que Vonette a assuré son départ vers Madagascar quand elle a reçu la nouvelle de mon affectation et de notre regroupement. Le Général Le Rouzic qui avait été mon grand patron en A.O F et qui était Directeur du Service de Santé à Madagascar avait bien fait les choses, Vonette et les trois filles m’ont rejoint à Tananarive 48 heures après mon débarquement à Tamatave. Marquée par un voyage pénible malgré l’attention de l’équipage, le mal de l’air des trois filles dues aux turbulences à l’arrivée sur Madagascar, Vonette fut déçue par mon accueil. Est-ce à cause de la couleur de ses cheveux ? de cette petite Florence qui appelait tous les hommes Papa sauf son père ? de mon souci des conditions de l’accueil, la case de passage réservée par l’hôpital était dans un état peu propice à faire la fête. Nous avons abandonné la case de passage pour l’hôtel où nous avons retrouvé rapidement nos marques et jeté les bases de notre déplacement sur Manakara sur la côte est de Madagascar. Mon coup de tête m’a valu d’être convoqué chez le général le lendemain. L’explication a été‘franche et loyale’, je ne suis pas revenu sur mon appréciation défavorable, mais j’ai accepté, pour préserver les possibilités d’accueil des camarades, d’aller présenter des excuses au Colonel directeur de l’hôpital.
Ayant fait l’acquisition d’une Simca break à Tana nous avons découvert de Tana à Fianaransoa le pays Betsiléo et puis le train à acheminé passager et voiture vers Manakara.
Le séjour à Manakara aurait été, bien que très prenant sur la plan professionnel, un séjour rêvé si Florence ne nous avait pas donné des inquiétudes provoquant un rapatriement un peu en catastrophe. Trois comas non étiquetés malgré une évacuation en draisine sur Fianaransoa nous ont plongé dans des moments d’autant plus difficiles que nous étions arbitres et acteurs. Cela fait partie de ces évènements qui, à chaque fois nous ont apporté l’épreuve et la délivrance et qui ont contribué à nous maintenir indispensables l’un à l’autre.
 Notre vie est entrée alors dans le rythme immuable des affectations outremer, des séjours de vacances en France t des affectations métropolitaines. Tributaires des meublés, Vonette a toujours fait preuve d’une adaptation remarquable et a toujours assumé les déménagements successifs avec un brio motivé par son affinité au changement. Un seul bémol, elle s’est refusée à envisager une nouvelle grossesse tant que nous n’aurions pas un pied-à-terre en France. Un appartement à Nice, la naissance de Sophie ont comblé notre année 1962.
Et puis vinrent les années de stabilité, 12 ans à Nantes, 14 ans à Breil et depuis plus de 5 ans à St Malo sans que jamais ne soit émoussée notre joie de vivre, notre souci de partager, notre désir d’entreprendre même si nous prenons conscience d’arriver doucement aux limites du possible.
Résumer en sept pages soixante-six ans de vie ne permet pas de rendre compte de cette communion qui a fait de ce temps-là, un temps d’une rare valeur. D’ailleurs le mot communion, faute de mieux n’est que la pâle traduction de ce qu’a pu être notre vécu tout au long de ces décades particulièrement engagées dans bien des domaines de l’activité humaine. Nos filles, elles l’ont déjà manifesté pour nos noces d’or, ont contribué à notre bonheur et ont partagé et partagent encore notre joie de vivre et notre reconnaissance pour tout ce qui nous a été donné.
Notre voyage en Polynésie n’est pas une tocade touristique, il est apparu comme un moyen d’accorder, une fois de plus le contexte social, géographique et même spirituel au profond sentiment de joie et de reconnaissance qui est en nous.

Il est temps de donner une suite à notre histoire car un peu plus de sept ans se sont ajoutés au récit précédent et la fin de l’histoire commence à pointer le bout de son nez. Après un nouveau sommet avec le rassemblement familial à Castérino pour nos Soixante cinq ans de mariage, nous sommes rentrés dans un lent processus d’involution des qualités relationnelles. Les signes évidents de vieillissement, qui nous avaient peu touché jusque là, ont fait leur apparition. Une perte d’équilibre avait gratifié Vonette de quelques  points au front pour notre voyage dans le Sud et  nous avions eu recours à une orthophoniste  pour ces difficultés de langage.
23 Juillet 2013
Je ne me suis pas rendu compte, alors, que nous venions de rentrer dans un lent processus de dégénérescence qui devait amener début 2013 au diagnostic de sénilité confirme par une IRM signant une atteinte à la fois nerveuse et circulatoire de l’encéphale.
Il ne servirait à rien, sur le plan de notre histoire de décrire les signes cliniques de ce que l’on qualifié, autrefois de retour en enfance. Seul compte le fait que la relation d’Yvonne avec l’extérieur et en particulier avec moi-même est de plus en plus difficile. Ce n’est plus uniquement une difficulté d’expression verbale cela devient progressivement le vide absolu. Le test évident étant l’impossibilité de faire des mots croisés même aidée. Les mots ont disparu de vocabulaire et un désir simple, boire, aller aux toilettes à du mal à être formulé.
Cela s’accompagne, et c’est le plus difficile à vivre de la disparition progressive de l’affect. On devine le combat qui est en train de se jouer dans la tête d’Yvonne entre la plus ou moins conscience de ses difficultés et l’impossibilité grandissante de s’exprimer.
25 Février 2014
Manque de temps, impossibilité ou refus de transcrire un vécu de plus en plus difficile ? Je ne sais tant je suis obnubilé à faire face aux problèmes journaliers. Difficulté, aussi, à transcrire cette situation cette sensation de vide presqu’absolu dans le relationnel. Je me raccroche à un petit mouvement très discret pour se serrer contre moi  quand je la conduis à son lit sans déambulateur, à une petite caresse de la main avant de s’endormir. J’essayerai un jour de décrie ce couple nouveau où l’amour n’a plus d’autre expression que la satisfaction d’être toujours prés l’un de l’autre prolongeant un amour fusionnel que rien ne semble pouvoir détruire et le souci permanent de rendre la vie de l’autre plus douce, plus supportable. 
24 mars 2014
Yvonne vient d’être  hospitalisée en Gérontologie pour un bilan er un avis sur la conduite à tenir pour la suite des évènements. Les moments de prostration, les pertes d’équilibre imprévisibles, avec chutes imparables plus fréquentes imposent une assistance logistique à repenser.
Seul, confronté à moi-même je  viens consigner comment peut être traduite notre histoire actuelle. Mais sous jacente survient une interrogation taraudante : qu’est-ce que la vie, quel est le sens de la vie.
L’enthousiasme d’une vie totalement partagée, d’un amour donné et reçu, d’une projection  sur un avenir toujours en construction n’est plus de saison.
Et pourtant la vie de couple continue au point que l’abandon d’Yvonne à l’hôpital a été un véritable déchirement. Je suis sorti de l’hôpital vidé, sonné. Heureusement j’avais eu la bonne idée de me faire récupérer par ma fille Anne.
26 Mars 2015
Cet après midi, avec Anne nous avons trouvé Yvonne totalement déconnectée. Effet d’un antilithique donné hier soir ou l’évolution de son état ? Il faudra attendre l’entretien avec le gérontologue vendredi pour le savoir. Pris par le vertige du vide j’ai cherché comment reprendre pied et en cherchant dans les boites de Vonette, j’ai retrouvé des journaux écrits au début de notre vie amoureuse, de notre vie de couple.
5 septembre 2015
Depuis Mars, rien n’a motivé  un ajout à notre histoire tant la dégradation de la situation a été lente mais inéluctable. L’installation progressive d’une paralysie droite, la  perte de l’appétit jusqu’au refus d’ouvrir la bouche, les longues heures de prostration ont compliqué le nursing et ont abouti à l’état actuel, à la mise en place de soins palliatifs (mot à la mode) pour lutter contre la déshydratation, la douleur et les eschares.
Les quatre filles sont présentes apportant, outre une aide matérielle un réconfort qui me permet de garder la tête hors de l’eau. L’histoire n’est pas totalement finie mais la conclusion est en train de s’amorcer.
La prière que nous formulions tous les soirs de partir ensemble en se tenant la main dans une dernière manifestation amoureuse n’a pas été exaucée. Le doute est  en moi, est-ce que Vonette a pu percevoir toute l’attention que je lui portais, n’a t-elle pas souffert de mes impatiences quand je refusais les insuffisances qui  se manifestaient. Essayant, c’est mon excuse…de retarder l’évolution des choses.
L’histoire était belle, la fin est tragiquement (le mot ne me plait pas) humaine.
Et l’amour dans tout ça. Comment décrire, comment qualifier ce  lien qui persiste. On regarde l’autre comme un autre soi-même. Sur le visage fatigué on lit tout un vécu de bonheur partagé. Je me regarde dans la glace et constate que moi aussi j’ai vieilli ; il ne me reste que le triste privilège de pouvoir encore analyser la situation…et encore !
13 Septembre 2015 La fin de l’histoire est à peine racontable car les soins dits palliatifs à domicile ont été incapables ou n’ont pas voulu abréger 36 heures d’agonie insupportable.
Ne retenez de cette histoire, comme je ne retiendrai que sa partie brillante et joyeuse.